Le varan de comodor
Nicolas Bonnal [ps. Nicolas Pérégrin], dans Le Libre Journal n° 373 du 15 mars 2006, page 17.
Nous sommes à Comodoro Rivadavia, capitale du vent et du pétrole patagon. C’est une ville froide, chère et austère. Pour un peu, on se croirait en Europe.
Lassés par l’insoutenable oisiveté de l’être, en cette fin de saison estivale, Horbiger et ses compagnons sont venus faire retraite pour leur université du Léthé (comment survivre en ces temps d’intense et incessante bêtise humaine). Les animaux (Horbiger a décidé qu’il était un animal du genre ave migratorio et macho periferico) entourent le fameux varan de Comodoro, plus grand reptile pessimiste de l’Amérique australe. Ce dernier interroge le pingouin magellanique Skorzeny Jr sur les répliques de film les plus susceptibles de donner un esprit combatif à l’armée des ombres animales.
— Il y en a une que j’aime beaucoup, c’est dans Last Action Hero, le seul vrai flop de Schwarzenegger, film où notre icône post-moderne se moque de lui-même et de ses personnages invincibles. Le gosse, son fan je veux dire, s’ennuie comme tant d’autres pendant un cours de littérature sur Hamlet. Il rêve de ce que ferait son idole à l’heure H. Et l’on voit le Schwarzie national-médiatique fumer un gros cigare et murmurer, avant de faire le ménage à coups d’Uzi : « Être ou ne pas être ? Ne pas être ! »
— Oh oui, c’est très bien cela, marmonne le sage varan. Ne pas être ! Vous imaginez : être aujourd’hui. On n’a plus envie d’être, il y a trop d’Être et trop d’êtres.
— Il n’y a pas assez de hêtres en Patagonie, remarque Horbiger, On va vivre jusqu’à cent ou 120 ans, on va avoir non plus deux comme jadis mais trente ou quarante ans d’oisiveté, on doit subir toute la stupidité de ce monde et la destruction de la planète, la réification des êtres, on doit…
— Oui ! Oui ! Ne pas être ! renchérissent les animaux.
Hamlet s’exprime avant de faire le ménage, car comme dit le scénario, il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark !
— Je sais quoi, hurle le singe hurleur : les caricatures du prophèèèète !
— Et voilà le programme ! Othello c’est antiraciste, Shylock c’est la shoah, Roméo et Juliette c’est sur les travelos et Hamlet c’est sur la culpabilité danoise… Claudius déguste !
— Quelle autre réplique peux-tu me recommander, mon bon et cinéphile pingouin ? ajoute le varan de Comodoro en faisant siffler sa langue.
— Avant tout, grommelle le maréchal, il faut rappeler la grande question de Baudrillard : « Pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? »
— C’est très vrai, commente le varan, et cette formule résume à merveille notre époque. Il n’y a plus de nature, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus de temples, il n’y a plus de vraies guerres, il n’y a plus de cultures ou d’humanité, puisque celle-ci se reproduit en éprouvettes. Nous-mêmes ne sommes que des animaux sauvages réduits à la portion congrue de notre espace vital, des vitrines du folklore touristique. Alors…
— Non, rien de rien, non je ne serai plus rien…
— Que nous reste-t-il alors à l’heure de la dissolution finale du monde, mon bon maître ? demande un Horbiger tout candide.
— Maestro ? fait le varan en regardant Skorzeny Jr.
— Il faut que l’individu réagisse comme Turenne.
— La fameuse phrase citée par Nietzsche dans Le Gai Savoir ?
— « Tu trembles carcasse ! Tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mène ! »
— Oui, Turenne ne parle pas à son cheval mais à son corps !
— À son squelette !
— Il n’y a de maîtrise que sur le corps ! Moi, quand je manque à me faire dévorer par un orque ou un requin blanc, observe Skorzeny Jr.
— Revenons à nos moutons…
— À nos classiques plutôt. Nietzsche recommande une réaction classique, une maîtrise de l’esprit sur le corps et sur l’âme, à une époque de désintégration générale. Mais cela suppose une forte réaction personnelle, à une époque où l’on ne peut plus fier à son pays, à son parti, à sa famille même, puisque la marchandise et la modernité ont tout désintégré. Voilà pourquoi j’aime la phrase de Dame Béatrice dans Les Visiteurs.
— C’est le dernier film français important, ponctue Horbiger.
— Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur… Un vrai message subliminal. Et Dame Béatrice répond à son soupirant désolé d’avoir pourfendu son père (et lui promettant de n’avoir pas de descendance) : « Je n’ai rien demandé ! »
— Cela est très bon, marmonne le varan de Comodoro. C’est la Révolution froide dont parlait Houellebecq quand il était mieux inspiré…
— Quand il était moins connu !
— Qu’importe ! Révolution froide comme refus de commander, de cliquer et de consommer. Une contre-révolution contre les subventions et le superdroit à brailler.
— La société de l’information nous noie dans son lac noir d’ennui et de médiocrité : et je n’ai rien demandé.
— Il faut entrer en résistance, au sens électrique du terme !
— Électrique ?
— Vous avez l’heure ?
— On ne demande pas l’heure ! On ne demande rien ici !
— Quand est-ce qu’on mange ?
— Bon, je vois que les congressistes ont le séminaire à fleur de peau… Eh bien, mon infatigable pingouin, je te demande de terminer, et que cette ultime citation soit ton d’Artagnan, apophtegme mousquetaire de la Fin des Temps !
— ?
— Oui, euh, termine.
— La phrase vient de Barry Lyndon. Le jeune aristocrate qui a été ruiné par son immonde beau-père irlandais se bat en duel avec lui. L’autre tire au sol pour ne pas le blesser, mais il estime qu’il n’a pas obtenu réparation : « Je n’ai pas obtenu réparation. »
— Souvenez-vous, après la Grande Guerre. On attendait les réparations… On a eu les Stukas puis les bombardements yankees, puis la destruction du pays…
— On a eu Vatican II, la société de consommation, de soumission et de recyclage parodique.
— On n’a donc pas obtenu réparation.
— Il nous faudra terminer notre vie, pour ne pas terminer en Enfer dans l’Autre, en déclarant textuellement, comme Lord Bullingdon (un salut à notre ami ici présent) : « Je n’ai pas obtenu réparation ! »
On doit se défendre lorsque l’on est attaqué, parce que, si on ne le fait pas, on favorise une injustice.
Qui n’obtiendra pas réparation recevra une punition bien méritée.