Redécouvrir Drieu la Rochelle
Jean-Gilles Malliarakis, Le Libre Journal n° 373 du 15 mars 2006, page 13.
La barbarie sans cerveau est peut-être plus dangereuse que le prétendu « Cerveau des BarbaresAllusion d’actualité à Youssouf Fofana et à l’affaire dite du « Gang des barbares ». (N. D. É.) ». Son mot d’ordre « Point de berger, un seul troupeau ».
En mesurant les progrès de ce que Nietzsche appelait le nihilisme européen, on conçoit qu’il est grand temps de revisiter les courants d’idées qui ont cherché à y répondre, sans accepter pour autant les diktats totalitaires.
La machine à broyer l’homme continue ses ravages. Elle a survécu à l’effondrement du système soviétique en 1991 comme elle avait survécu à 1945. Et il nous semble aujourd’hui plus urgent que jamais d’explorer les courants d’idées susceptibles de sauver les individus et les communautés, dans leurs richesses et leurs libertés.
Ce courant secret a parcouru, en effet, tout au long du XXe siècle les esprits européens. Il porte un nom : c’est la révolution conservatrice. Il a pris des formes et des visages bien différents selon les pays.
La France, comme souvent, fait bande à part.
D’une certaine façon l’école d’Action française préfigurait, dans sa démarche et dans nombre de ses choix, l’ensemble des courants « révolutionnaires conservateurs » européens. De la sorte, elle a pu s’en tenir à l’écart, évoquant sa propre antériorité, son originalité.
De tous les auteurs de la droite radicale française, Drieu la Rochelle (1893-1945) est un des plus singuliers. Tout au long de son œuvre, il exprime une façon originale de voir le monde, de repenser la modernité, de vouloir réconcilier le corps et l’esprit.
Il se trouve, hélas, que cette partie essentielle de sa pensée demeure la moins connue. On retient un aspect différent, et d’ailleurs mouvant, celui de ses prises de positions politiques, qui permettent de le connoter, de l’exclure, de l’étiqueter et de le stigmatiser. La dernière mauvaise action de ce point de vue fut de prétendre, il y a quelques années, publier un Journal destiné à demeurer inédit et qui lui vaut une réputation d’antisémite.
Plusieurs essais, plusieurs recueils d’articles et de Chroniques politiques ont développé certes ses tentatives de réponse au quotidien à la décadence. Mais en dehors de son premier livre d’idées, Mesure de la France qui, dès 1922, en appelle à l’unité des Européens, tous ont été frappés de cet opprobre lié au fait que Drieu la Rochelle, dans l’opposition internationale entre « fascistes » et communistes, apparaît comme l’un des méchants du film. Son ex-ami Aragon eut plus de chance.
Ainsi, pour d’excellentes raisons, il a été jugé par les amis et les admirateurs de Drieu la Rochelle eux-mêmes, plus utile à sa mémoire, et plus urgent, jusqu’aux années récentes, de faire valoir l’œuvre littéraire considérable du romancier plutôt que la pensée, supposée pestiférée, de l’essayiste. Deux magnifiques romans, Une Femme à sa fenêtre et Le Feu follet ont été portés à l’écran. Le reste demeure encore occulté.
Il est également vrai que les différents essais de Drieu reflètent un parcours de recherche, entre gauche et droite, et au-delà du nationalisme classique.
On doit bien comprendre que, dans la France des années 1930, en dehors de quelques très rares esprits personne ne croit plus à l’économie libérale ni même à ses fondements individualistes.
Ainsi, les « personnalistes chrétiens », contrairement à l’étiquette trompeuse dont ils recouvrent leur pensée, tourneront précisément le dos à la valeur sacrée de la personne pour adhérer successivement à toutes les utopies totalisantes.
Quand Drieu publie donc en 1941 ses Notes pour comprendre le siècle, il a l’immense mérite de poser le problème de manière fort courageuse.
Il s’écarte d’abord d’un conformisme officieux dominant. Celui-ci tendait à ne rechercher à la situation dramatique et à l’effondrement de la France que des responsabilités superficielles et strictement institutionnelles.
D’autre part, il se sépare aussi de l’ersatz d’anticonformisme dit « des années 1930 ».
Enfin le rapport des Notes pour comprendre le siècle au christianisme et au Moyen-Âge, dont il porte clairement la nostalgie, l’écarte tout à fait des interprétations abusives d’un pseudo-paganisme de carton-pâte.
Le conformisme des uns comme le faux anticonformisme des autres conduisaient et aboutirent effectivement aux dévoiements technocratiques du Front populaire en 1936, de Vichy en 1941 ou des diverses formules de l’immédiat après-guerre entre 1944 et 1947.
Drieu la Rochelle pose dans ces Notes pour comprendre le siècle, d’abord, la question culturelle du déclin.
Il ne prétend pas le faire d’une façon péremptoire et définitive il adopte donc une écriture souple, incitant le lecteur à prolonger lui-même des pistes où chacun retrouve sa propre part d’Interrogations, et de Fonds de cantine.
Oui, Notes pour comprendre le siècle, ce petit livre discret de Drieu la Rochelle, témoigne d’une grandeur, d’une sérénité et même d’une étonnante fraîcheur. Il nous réconcilierait presque avec un genre aussi discutable que la critique littéraire, à laquelle il donnerait ici des lettres de noblesse, si tant est qu’il lui soit apparenté.
Réconcilier l’âme et le corps, n’est ce pas la voie royale pour découvrir et réhabiliter un homme libre ?