Les animaux et la nostalgie

Nicolas Bonnal [ps. Nicolas Pérégrin], dans Le Libre Journal n° 374 du 25 mars 2006, page 17.

Les animaux discutent de cinéphilie au milieu du pastizal (pâturage sauvage) d’un parc de la région de Corrientes, au fin fond de la république argentine. Comme dit un écrivain argentin, être argentin est loin être triste.

— Tu connais Danièle Godet ?

— Tout le monde se fout de Danièle Godet.

— Pas nous.

— Elle a été actrice dans Arènes joyeuses. Un beau film de Maurice de Canonge.

— Tout le monde s’en fout.

— Auteur des Trois de la CanebièreArènes joyeuses c’est un joli petit film dans les années 50…

— Ah, les années 50. Mendès-France, l’Indochine, l’Algérie…

— Ne te moque pas, idiot. Ce fut la décennie la plus heureuse du siècle, avec la suivante. Après, crise du pétrole, néo-libéralisme et immigrationisme. Les derniers cris de la pauvre France.

— Un petit film sur le Midi de la France, et le fait que l’on ne tuait pas les taureaux.

« Ooooh… » murmurent les animaux.

— Je ne l’ai pas vu depuis trente ans, ce film. Je le vis un après-midi, chez ma grand-mère, au début des années 70.

— Ooooh…

— Après, on a été viré de l’appartement qui doit valoir un million d’euros, et on est obligé de se taper des Luc Besson et des feuilletons yankees. (Il y avait de beaux films en ces années.) L’autre jour, j’ai revu Une Parisienne, avec BB et Henri Vidal, une étoile des années 50, mort à 40 ans, comme Boris Vian, aujourd’hui oublié.

— Il n’est pas très moral, ce film.

— Non, mais le dernier film de Danièle Godet ne l’est pas non plus.

— Il fallait manger. En plus, le film présente Paris comme la capitale de la magie noire mondiale des années 80. Ce n’était pas faux.

— Depuis, c’est Londres et Moscou, Hong-kong et Shanghai. Sans oublier Rome, disait le cardinal Oddi.

— Qui le sait ? Le Diable est partout.

— Le Diable était déjà partout. Regarde Le Diable et les Dix Commandements du grand Duvivier, avec le débutant Alain Delon et un très grand Mel Ferrer francophone… Encore les années 50.

— Il y a Micheline Presle.

— Tu vois, je la trouve plus malsaine dans Les Saintes Chéries, avec le pauvre Daniel Gélin. C’est les années 70, elle a quinze ans de plus, l’Hexagonie aussi.

— 69, année érotique, disait Gainsbourg.

— 70, année satanique.

— C’est la décennie Newman.

— ???

— La décennie de Paul Newman, le Nouvel Homme, qui a préparé la fin de l’Amérique et du cycle du monde chrétien et blanc.

— On s’en fout.

— Oui, on s’en fout. Mais entre le monde de John Wayne et celui de Newman… En France, on a eu un peu Delon, un peu Depardieu, un peu Noiret, mais rien d’aussi énigmatique et périlleux que Newman. Voyez Harper. Qui n’a pas vu Harper n’a pas vu la Fin du Monde.

— Autour des années 70, donc ?

— 70, c’est aussi la mort de Bourvil.

— Il a mieux survécu que Funès, qui a servi à éconduire le modèle français.

— Oui, Funès le funeste a servi à établir que le Français de tradition était raciste, antisémite, machiste, stupide, que sais-je…

— Ah… Rabbi Jacob et sa barque renversée…

— Rabbi Jacob et son usine de chewing gum Hollywood…

— Rabbi Jacob et les kaddishs du chauffeur Henri Guybet…

— Rabbi Jacob et la fiancée rousse dans les bras de l’agitateur arabe…

— Et l’hélico repompé de Peau d’Âne de notre bien-aimé Demy (qui était pédé d’ailleurs).

— Rabbi Jacob et notre crépuscule.

— Pourquoi « notre » ? Nous avons changé de race et mème d’espèce. Nous ne sommes plus rien.

— C’est dur.

— J’aimais bien aussi, puisque l’on parlait de Bourvil et des années 50, Jean Boyer.

— ???

— Oui, il faudrait retourner dans les années 50.

— Les collections René Château, comme le recommande Emmanuel.

— Emmanuelle ?

— Non, non. Emmanuel, un vieux pote.

— Tu te souviens cette place à Montmartre, près de la rue des Saules, où il y a une statue assez belle d’ailleurs, en l’honneur de Marcel Aymé ?

— Moi je n’ai pas aimé Uranus.

— Ce n’est pas de lui. C’est de Claude Berri. Et puis il a saisi les débuts de la malédiction française.

— De l’Occupation.

— La préoccupation plutôt. Donc, Garou-Garou, c’est de Jean Boyer. À l’époque, on ne se prenait pas pour des auteurs. Alors on faisait des chefs d’œuvre. Un vieux reste d’humilité chrétienne, d’anonymat des cathédrales, comme dirait Guénon.

— À ce propos, je voudrais retrouver un ou deux films des années 50 et 60.

— Mmmmmh ?

— Celui avec Raymond Pellegrin, un beau film d’espionnage.

— C’est L’Homme qui valait des milliards, de Michel Boisrond, dix ans avant la série. Boisrond, c’est un des bons réalisateurs français chassés des grands écrans par la Nouvelle Vague.

— Raymond Pellegrin, c’est la voix de Fantômas dans la série d’André Hunebelle. Les Français avaient eu avant Le Parrain l’idée de faire des suites. Et Fantômas, c’est le fantôme gaulliste, étato-industriel, qui a anéanti le pays.

— Ooooh…

— Fantômas, c’est le système qui a détruit la France. C’était une entité.

— L’autre film, c’est avec l’inoubliable et oublié Jean-Claude Pascal et le regretté von Stroheim. Il se passe dans le désert du Sahara. Une autre histoire de nazis, quand on ne disait pas que la France était un pays de collabos.

— C’est Alerte au sud, de Jean Devaivre, une coproduction franco-italienne. Un grand film d’aventures à la française.

— Moi, j’aimais bien Fortune carrée, avec Paul Meurisse. Une autre bonne œuvre du réalisateur de Caroline chérieIl s’agit en réalité d’Angélique Marquise des Anges, réalisé comme Fortune carrée par Bernard Borderie. La trilogie Caroline chérie (1951-1955) est, elle, le fait de Richard Pottier puis Jean Devaivre. (N. D. É.).

— Tous ces films, c’est curieux, je les ai vus chez ma grand-mère. C’était un musée, l’appartement de ma grand-mère. Tous ces moments, comme on dit dans Blade Runner, se fondront dans le temps comme les larmes se dissolvent dans la pluie.

« Bouh… ouh… ouh… » font les animaux.

— Mais rien ne vaut Arènes joyeuses. Du soleil, de l’action, un pays jeune et optimiste…

— Les années 50.

— Les films d’avant sur les animaux étaient meilleurs eux aussi.

— Ah bon ?

— Souviens-toi de Polly le poney, du canard Saturnin, de Jody et le faon.

— Ah oui… ah oui…

— Et de Lassie chien fidèle, et de Flipper le dauphin

— Vive le roy !

— Et puis surtout de Belle et Sébastien.

— Je me souviendrai toujours de Sébastien, quand il dit que sa chienne est morte l’année d’avant. Et qu’elle avait sept ans.

— La France peut-elle renaître ?

— Il faudra qu’elle y mette du chien.