Ne soyons pas dupes

Jean-Gilles Malliarakis, Le Libre Journal n° 374 du 25 mars 2006, page 9.

Ne soyons jamais dupes, d’abord, de la fermeté du président de la République.

À Berlin, le 14 mars, Chirac apportait un « soutien total et sans réserve » à M. de Villepin. Or, dès le lendemain 15 mars le même président de la République, en Conseil des ministres à Paris, saluait et encourageait la volonté du Premier ministre « d’engager le dialogue social, d’améliorer ce qui peut l’être dans le contrat de première embauche ».

La nuance est perceptible. Même pour les journalistes.

Depuis les déclarations de fermeté présidentielle n’ont cessé, jour après jour, de s’effilocher, seul Villepin s’obstinant dans sa propre raideur.

Roseau peint en fer, Chirac a l’habitude de s’aplatir. Rappelons-lui quand même, et une fois de plus, que le pouvoir exécutif dans une démocratie, a pour fonction d’appliquer la loi, votée par la représentation nationale (hi ! hi !).

D’autre part, ne soyons pas dupes de la manœuvre politique : le président de la République cherchait dès le départ probablement plus à affaiblir le ministre de l’Intérieur, et à préparer l’éventualité du retour de M. Juppé comme candidat supposé « unificateur » et « sauveur » de la droite, voire à appeler Borloo à Matignon pour faire pendant un an son numéro d’escroquerie sociale, qu’à relever le pays, qu’à soutenir le gouvernement ou même qu’à battre la gauche. Ne parlons même pas de l’emploi des jeunes. De bons incidents, bien violents, bien psychodramatiques, voilà qui ferait l’affaire de ce scénario.

Ni les réseaux chiraquiens ni les gens qui défilent dans la rue depuis un mois ne représentent le peuple français.

L’illusion d’optique est totale. Illusion par exemple qui consiste à considérer les 530 000 piétons du 18 mars comme une masse considérable, sous prétexte qu’ils sont 30 % plus nombreux que lors du précédent rassemblement : on en attendait, disait-on, un million.

Observons que le trompe l’œil avait commencé par la manifestation de Marseille du 7 mars.

Or, dans la saga des Marseillais, symbole et légende, on fait mémoire du fait qu’une certaine sardine est supposée, au grand rire des gens du Nord, que je salue amicalement, avoir bouché un beau jour le port de Marseille. Rigolade. Galéjade. Exagération.

Et voici qu’une évaluation bien significative des manifestations contre le CPE à Marseille, où l’on a (aussi) la réputation d’être (un peu) feignant et (gentiment) râleur, est venue renforcer l’image de la belle cité phocéenne d’où le plébéien Marius a chassé, il y a très longtemps, l’élément grec fondateur.

Voici que les organisateurs de la manif nous parlaient de 100 000 personnes, là où la Préfecture de Police n’a pas su compter plus de 10 000 ou 12 000 piétons. Écart complètement ahurissant. Multiplication aberrante. On ne compte plus les têtes, on ne compte plus les pieds, on compte les doigts, les oreilles, orteils. Si Thibault, chef bien-aimé de la CGT, a 40 ou 50 orteils à chaque pied, son bottier doit lui coûter plus cher encore que celui de Roland Dumas.

Or, selon qu’on adhérait ou non à cette multiplication par 8 ou 10 du nombre des manifestants marseillais supposés, allant des gamins rameutés par des syndicats démagogues aux intermittents du spectacle en passant par les permanents de la CGT salariés du comité d’entreprise EDF, on considérait dès le 7 mars que le gouvernement Villepin devait ou ne devait pas renoncer à sa « mesure législative » instaurant le CPE.

Sur le fond, certes, un emploi qualifié de précaire vaut toujours mieux qu’une indemnité de chômage de longue durée. Je me répète…

Mais, enfin, toutes les fadaises de « dispositifs » tendant à répondre aux conséquences du chômage sont absurdes tant qu’on ne s’attaque pas aux causes du chômage.

En France il n’est même pas permis de s’interroger sur ces causes. Comment remédier à un mal quel qu’il soit, le chômage comme les autres, sans établir un diagnostic ? En 1993 on avait interdit à l’un des rares économistes français de stature internationale, Pascal Salin, de poser cette question dans le cadre institutionnel où le gouvernement Balladur l’avait invité à débattre. Cette question des causes du chômage étant plus que jamais interdite, le gouvernement Villepin, clairement pire que celui de Balladur, ne la résoudra pas.

Le CPE, le 12e dispositif légal inventé, bricolé, pour « permettre » à des jeunes Français de trouver un emploi n’est guère plus enthousiasmant que les 11 systèmes bureaucratiques avec lesquels il entrera en concurrence.

Tant que l’on n’aura pas remis en cause le modèle français, tant qu’on n’en aura pas fini avec ce mélange de jacobinisme et de socialisme saupoudré de cet arbitraire administratif arrogant qu’on appelle aujourd’hui à Paris « patriotisme économique », la France ne s’en sortira pas.

Aimer son pays c’est tout faire pour le guérir, ce n’est pas faire semblant d’ignorer sa maladie. Si vous pouvez sauver votre mère, sauvez-la. Ne la laissez pas mourir en lui disant faussement que tout va pour le mieux.

Non, nous ne pouvons pas appeler régime de liberté ce régime déliquescent.

Non, nous ne pouvons pas non plus appeler nouvelle jeunesse ce retour en force de l’idéologie la plus poussiéreuse du monde, le marxisme version soixante huitarde.