Le Conte du Condor
Nicolas Bonnal [ps. Nicolas Pérégrin], dans Le Libre Journal n° 376 du 15 avril 2006, page 17.
J’étais né dans une famille d’Indiens quechuas, au nord d’un grand pays que les blancs appellent le Pérou. On dit que des condors survolèrent durant plusieurs jours le village de Calchanqui où ma mère, une pauvre artisane, me mit au monde. Mon père était mort au cours d’une rixe peu de temps auparavant. Il avait agonisé toute la nuit près d’une rivière glacée au milieu des détritus oubliés du village. On ne retrouva jamais l’assassin, il n’y avait d’ailleurs pas d’enquête en ces temps déjà reculés.
Wilhelmina (ma mère) me consacra aux condors car elle pensait qu’ils pourraient me protéger un jour. Elle me portait dans son wayllu, sa couverture multicolore. Je me tenais bien sagement tandis que les touristes marchandaient avec elle. Et puis, quand ils partaient enfin déjeuner, elle me donnait le sein.
Plus tard on m’habilla pour plaire aux photographes et nous retirâmes de justes profits de notre lama familial, transformé en modèle. Mais toujours je regardais vers le ciel, attendant la saison du printemps où dans les canyons des Andes les condors viennent se reproduire. Pour eux c’est l’occasion de montrer toute leur puissance surnaturelle, et ce vol gigantesque qui rappelle à l’homme sa juste petitesse.
Avec le temps je devins beau et toujours bien vêtu pour complaire aux touristes, que parfois j’emmenais pour des promenades en montagne. Un jour, un d’entre eux à qui je contais l’histoire de ma famille me dit qu’il ne fallait pas être un homme dans un pays pauvre, mais un animal appartenant à une espèce protégée. C’est ainsi que dans ces contrées je rencontrai les condors et me fis des ennemis, sans savoir s’ils étaient les mêmes que ceux de mon père. On me raillait, on mutilait mes animaux. Ma mère mourut de maladie, me laissant seul dans un monde des hommes de plus en plus hostile. Un jour pourtant, ils furent là. J’errais seul avec mon lama sur un sentier montagneux, de ceux qu’usaient les chasqui (les courriers de l’Inca) dans les Andes. Je leur demandai ce qu’ils me voulaient, et pourquoi ils pourchassaient ainsi ma famille de génération en génération. Mais ils se turent, exhibèrent leur couteau et bondirent.
Je courus vers le sommet. J’eus le temps d’entendre mon compagnon basculer dans l’abîme. Moi-même je parvins au sommet assiégé. Ils m’entourèrent et se rapprochèrent. J’étais perdu.
Je me souviens : au moment où leur chef va me frapper le premier, une ombre plane sur lui. Puis une autre. Tous nous levons la tête. Les condors fondent sur mes assaillants. Mais les condors n’ont pas de serres. Ce ne sont pas des rapaces, mais des vautours. Mes assaillants vont se reprendre, une fois passé l’effet de surprise. Et avec d’autant plus de haine qu’ils m’accusent de sorcellerie. J’apprends alors que mon père était surnommé le Zorro, le Renard. Et qu’ils l’ont tué parce qu’ils ne veulent pas laisser échapper un sorcier dangereux.
Je bondis hors du cercle périlleux, profitant de la confusion. Je cours. Ils me poursuivent. Je parviens près du précipice. Je me crois perdu, mais soudain je sens l’ombre à nouveau, l’ombre protectrice du condor. Une pierre m’atteint, et je saute en prenant mon envol. J’entends de vagues cris, et puis plus rien. Je tombe vers le haut. Je ressens un plaisir profond et douloureux dans mon corps. Ce n’est tout d’abord qu’une sensation : puis je me sens plus léger, plus fluide, plus aérodynamique : je fonds dans l’azur blanc des cimes. Je ne vois plus mes mains, je vois des voiles noirs et blancs qui s’étendent loin de ma tête. Ma vue devient perçante : je distingue tout de loin. Je ne ressens plus le froid : je m’élève, après la seconde de panique due à la peur de la chute.
C’est à peine si je puis me dévisager et deviner que je suis un oiseau, le plus grand, le plus puissant du monde. Au bout de quelque temps (mais je n’ai plus la même notion du temps) je devine que je suis un condor, entouré de mes seuls vrais amis.
Ce qui n’avait pu sauver mon père m’a sauvé. Le miracle prédit par ma mère s’est accompli.
Je n’ai plus rien su du monde des hommes par la suite.
Je vole, je prends les vents ascensionnels, j’affronte les pics glacés et les cimes, je vois à des milliers de mètres mes petites proies mortes, je cherche une compagne et je deviens le capitaine des vents. Parfois quelques fourmis d’en bas me prennent en photo et je me rappelle les propos de ce voyageur d’avant ma métamorphose : car il est interdit de jouer avec la vie du condor comme on joue avec la vie de l’homme.
Et je remercie le dieu Viracocha de m’avoir transformé ainsi.