Désert payant au Nord-Chili

Nicolas Bonnal [ps. Nicolas Pérégrin], Le Libre Journal n° 377 du 27 avril 2006, page 17.

Je retourne en Atacama (Nord-Chili) après deux ans. Le bref séjour suivi du raid d’Uyuni en Bolivie m’avait émerveillé, et on a beau n’aimer que ce que jamais on ne verra deux fois, on retourne dans des hauts lieux pour voir si l’impression d’inaltérable pureté peut durer : depuis l’enfance par exemple, je voudrais me perdre dans un Lorrain, un Poussin, un Turner crépusculaire, avec de petits personnages mythologiques. Mais depuis deux ans l’eau a coulé sous les ponts et la musique m’a quitté. La petite musique de la vie dont parle Ferdinand. Mais je suis aussi venu sans mes oreillettes, et voir Atacama sans McKennitt ou Cliff Martinez, c’est comme de voir 2001 sans la musique de Strauss ou Ligeti. J’arrive à San Pedro, lieu le plus aride de la planète, où il pleut : sensation plus déplaisante qu’extraordinaire, due à un nouveau courant nommé la Niña. En deux ans les excursions ont changé de forme : il faut payer partout, payer pour voir du sel, de l’eau, des animaux absents (en l’occurrence les flamants). Les automobilistes esseulés se font rattraper par des polices parallèles qui les rackettent, tout cela sous l’égide bien sûr du gouvernement socialo-féministe de Bachelet. On ne peut même pas se promener dans le village de Toconao : cela coûte trois euros, car il est partiellement privatisé, au profit dit-on des communautés indigènes. Mais je sais que les indigènes, depuis cinq siècles au moins, ne profitent guère de la mondialisation. Ils sont alors censés profiter du tsunami de politiquement correct qui recouvre l’Amérique du Sud depuis quelque temps : populisme, indigénisme, néo-socialisme, féminisme, citoyennisme, écologisme, repentantrisme et surtout hystérisme. On livre aux soi-disant tribus des terres, des réserves, des permis d’interdire, et les caciques locaux en profitent. Les commerçants et artisans se plaignent : ils ne récupèrent pas ces taxes, ils vendent tous la même camelote et ne trouvent plus de touristes pour leur acheter de quoi acquérir un utilitaire Chevrolet.

Le prix du mètre carré à San Pedro a bondi en flèche. Quinze euros le mètre carré pour une poignée de désert : l’or touristique vaut l’or pétrolier, mais il est réservé à une poignée de patriciens toujours locaux (pensez global, agissez local, comme disent les multinationales et les ONG qui se tiennent par la main en refermant leur mâchoire de fer). Le village ne valait rien il y a trente ans : aujourd’hui les cars de retraités débarquent ; des illuminés du New Age s’enracinent ici, et espèrent attirer le chaland avec le magnétisme ou la gastronomie.

Cette sorcellerie bon marché, cette sensation de village hindou me permet de rencontrer un petit Français sorti d’un roman d’aventures : Pascal, ancien serrurier franc-comtois, et qui a appris la clef des champs. Il est garçon au restaurant Etnico, et me raconte son épopée latina.

Lui est passé par le Vénézuéla, qu’il a adoré. Il s’est marié à San Pedro et coule des jours qui me paraissent plus torturés qu’heureux. Il était, comme beaucoup de jeunes, horrifié par ce que devenait son pays : la répression routière semblait le toucher particulièrement (à chacun sa phobie). Sa figure picaresque me restera comme le dernier bon souvenir de San Pedro, d’autant que je rate le coucher de soleil payant du Valle de la Luna. J’imagine à haute voix qu’un jour on privatisera l’inaccessible univers et qu’on nous demandera de débourser tant par seconde chaque fois qu’on lèvera la tête : — Euh c’est clair, t’as raison ! me rétorque Pascal.

S’il n’y pas de condors à San Pedro, il y a des cons dehors, comme dirait ADG : je repars donc sur l’Argentine où le coût de la vie est bien inférieur et le tourisme moins cosmopolite. L’excursion d’Uyuni a pris 50 % de hausse, le salar a pris une bonne tasse du fait d’une saison des pluies euphorique, et l’hôtel Le Monastère est devenu un musée. Tout cela fait bonne mesure et je repasse le paso de Jama, la plus belle route du monde, pour gagner le village disneyisé de Purmarmarca.

J’apprends d’un ami la mort de Philippe Muray. Lui avait bien décrit la fin du monde. Cette sensation d’enfermement hamletien : un monde physiquement transformé en circuit touristique et intellectuellement en bande-annonce de la bien-pensance. J’aurais tout vu disparaître quant à moi dans les années 80. À l’ère du clintonisme et du chiraquisme, il était bien tard.

Purmamarca appartient à la quebrada de Humahuaca, transformée depuis peu en patrimoine naturel et culturel de l’humanité. Le village manque d’eau car on construit trop d’hôtels, les Indiens ne peuvent plus se loger au centre et doivent transporter sur des chariots leur petit barda artisanal à plusieurs kilomètres. On me dit que le 4 étoiles local facture ses chambres à cent euros, soit plus que le salaire de base dans la province de Jujuy, superbe et misérable bout de terre. Si un Français rêve de s’installer là-bas, je lui conseille de se faire boulanger : il n’y a pas de pain frais, et il ferait fortune…

Purmamarca est surmonté par un beau dédale de couleurs andines : une petite promenade ocrée, olivâtre, cuivrée, volcanique, oxydée, rouillée et ferrugineuse, qui sous un ciel plus ou moins flamboyant offre un vrai carrousel de splendeurs et demi-teintes. Certaines roches deviennent des visages, des corps, d’autres des masques, d’autres des spectres géométriques. Le pueblo comprend aussi une belle église, un algarrobo (caroubier) vieux de mille ans et une petite troupe d’Indiens qui ne comprennent pas encore tout à fait ce qui est arrivé en cinq ans à leur pays : entre l’Unesco et la débandade monétaire, le village peut dater sa propre fin de cinq ans seulement. Depuis il est réifié et numérisé par le tourisme. On se croirait en Provence, je pense même précisément au beau village de Roussillon transformé en colonie british dans les années 80 : tu vas comprendre ta couleur, aurait dit ADG à Van Gogh (il y avait un beau texte de Muray sur ce péril pictural que courait la Provence justement à la fin du XIXe, avant les néoinvasions barbares).

Je quitte Purmamarca pour retrouver la route des yungas, de ces forêts d’altitude barbues qu’on croit sorties du Seigneur des Anneaux. Il y a bien un dieu local qui va me permettre de passer de l’autre côté, non ?