Montée en enfer, du Pérou à la Bolivie
Nicolas Bonnal, Le Libre Journal n° 378 du 18 mai 2006, page 17.
L'automne arrive, et avec lui la saison sèche sur l'Altiplano, dans toute la zone du Tawantinsuyo, l'ancien empire inca. Je retourne donc dans les Andes, dont le climat hivernal sec et frais me convient aussi bien que le climat estival, frais et sec, de la Patagonie.
Je reste à Salta quelques jours pour redécouvrir le charme des marchés indiens, goûter mes derniers vins argentins, et écrire enfin mes premiers contes. « Écrivez, Bonnal ! » m'avait commandé Jean Raspail l'an dernier à Paris. Les périodes de sécheresse sont dures et longues par les temps qui courent : parce qu'elles sont justifiées.
Je vais poursuivre l'écriture de mes contes dans ma bien-aimée Bolivie qui a failli devenir mon tombeau voici deux ans.
Je remonte sur la Quiaca, à trois mille mètres d'altitude et passe à Villazon, cité-frontière tout entière vouée à la contrebande. De Villazon je vais à Potosi, que je ne connais pas. Potosi fut la ville la plus riche du monde durant deux siècles, d'où l'on extrayait le fabuleux métal que Cipango mûrit dans ses mines lointaines… Le mont ou cerro est beau et puissant, drainant sa population de mineurs misérables, son passé infernal et ses touristes crétins. Potosi est une ville au fort ésotérisme, une ville de l'art royal et minéral. Mais elle est juchée à 4 000 mètres et ne possède quasiment aucun espace plat, pas même les places. Vivement Sucre ou La Paz… J'ai la chance d'avoir une chambre chauffée pour reprendre mon souffle. Je visite la célèbre maison de la Moneda, où je vois les laminoirs qui broyaient le métal. Tout fait songer à des instruments de torture : le capitalisme s'est répandu avec l'Inquisition, plus sûrement que le christianisme. Je songe aussi à ces folles spéculations actuelles, sur le cuivre, l'immobilier, l'or ou le pétrole. Le capitalisme en revient à piller la terre mètre carré par mètre carré en dépit de la technologie dont il se gausse. Il est la barbarie préhistorique incarnée. Les groupes de gringos se déguisent en mineurs pour monter en enfer (à Potosi, l'enfer est en haut, sur la montagne) et je me réfugie dans un cyber pour poursuivre la rédaction de mes contes. Je suis content de retourner à La Paz et d'avoir rompu avec le cycle infernal des excursions. Le tourisme est le stade suprême de la consommation du monde.
À La Paz je retrouve mon bon hôtel, le Tambo de Oro, qui me fournit une chambre superbe et glaciale, et Lucia. Lucia est ma dame de compagnie à La Paz. C'est une toute petite indienne Aymara à qui j'achetais mes excursions, et à qui je fais maintenant visiter son pays. Nous allons au parc, à l'Alliance française (dont les tarifs sont rédhibitoires pour les locaux), au zoo. Ce zoo de La Paz est une merveille : il est situé plus bas, à 3 000 mètres, les animaux sont tous latinos (sauf les lions), et en semi-liberté. Une petite gazelle, la urina, vient nous lécher les mains longuement.
Je termine mes contes et emmène Lucia (qui travaille à la gare des bus) à Copacabana. Je revois sans plaisir l'île du soleil, transformée en territoire attrape-touristes (heureusement nous passons pour des touristes : je suis l'immigré allemand, mennonite repenti, de Santa Cruz de la Sierra…), les pistes de Chani, mais surtout je ressens sous un soleil radieux la force tellurique, magique et païenne de ces lieux qui irrésistiblement me font penser aux Cyclades et à la Méditerranée pré-chrétienne. Mais c'est en ville que le meilleur se passe : les bandes et les fanfares défilent pour célébrer trois jours durant le Señor de Mayo. Les bons Indiens trompettent, tambourinent, dansent la morenada, se vêtent d'uniformes extravagants, boivent et pissent jusqu'à l'aube. Les cors d'Oruro zèbrent le silence de la nuit claire et glacée. On boit des litres et des litres de bière, et on rejoue et on retourne danser, trois jours durant. Ces costumes au nom imprononçable défilent fermement et défient l'envahisseur espagnol et sa foi imposée. Mais le soir tout le monde va sagement à la messe : la basilique de Copacabana est un lieu de pèlerinage essentiel en Bolivie, son musée d'art sacré est une merveille.
Seul. Je croise des braves gens venus de partout dans le marché municipal où je prends avec délice mon petit-déjeuner. J'ai l'impression d'un monde encore vivant : la véritable économie de marché contre celle du centre commercial. Je peux rester des heures à voir les Indiens vivre et vendre leur petite production, alors que dans un mall je me sens vidé, écrasé, satanisé.
J'abandonne pour un temps ma Bolivie maternelle et je passe au Pérou. Une brève et décevante halte à Arequipa, suivie d'un bref séjour à Lima. Le centre historique est beau, mais la ville moderne est tentaculaire, de dimensions brésiliennes. En outre le brouillard local est insupportable. Je revois mon ami Jorge, rencontré l'an dernier à Trujillo, homme de culture encyclopédique et polyglotte, avec qui je dois écrire un beau livre. Mais la pression de la ville est trop forte pour moi, qui ne parviens même plus à supporter Buenos Aires. Je vois quand même Callao, en hommage à Hergé, et sa très belle Punta, dessinée par les immigrés italiens. Elle est noyée sous la brume. Les cormorans donnent leur poésie à cette mer grise, tissée d'huile glacée.
Le Pérou est un pays-monde, indien, européen, asiatique, et nord-américain maintenant. Je me rends compte que je connais mal le Pérou : le Pérou est l'Irak de l'Amérique du Sud, ou bien son Inde ou bien sa Chine. Mille types de paysages, et mille cultures, mille civilisations surgies des déserts, des sierras et des yungas les plus folles du monde. Je gagne le Huaraz, d'où j'écris ces lignes émerveillées. Le Huaraz, avec le Huascaran, l'Alpamayo, avec ses lagunes d'altitude, son ciel radieux me rappelle les meilleurs moments que j'ai vécus dans le continent du réalisme magique : les glaciers, Bariloche, Uyuni… Je vais donc y rester plus de temps. Jorge me parle d'autres cités légendaires, comme Sechin. Je dois voir. Je recrute un guide pour partir en montagne, et, si j'en reviens, je me promets de raconter cette marche au château de la pureté.