Clearstream : Chirac déconsidère le système électoral
François Brigneau, Libre Journal n° 379 du 30 mai 2006, page 8.
Premier mai 2006. Depuis hier je suis entré dans ma quatre-vingt-huitième année. Le chiffre m’impressionne plus que celui de la dette immonde. J’en ai le tournis… Les bons jours, j’avais tendance à me croire encore jeune, mentalement bien sûr. Je me trouvais inventif, imaginatif, primesautier comme jadis, fuyant le solennel et l’emphase, aimant parler légèrement des choses graves et sérieusement des sujets frivoles. Il faut en rabattre. La réalité est là. Je n’y trouve qu’un avantage. L’âge me permet désormais de traiter Le Pen en adolescent et Chirac en gamin.
Comme le temps passe. En 1938 j’avais 19 ans. J’ignorais évidemment les gâteries que me réservait l’avenir : la guerre, la débâcle, l’occupation, le terrorisme, les bombardements de nos amis anglo-américains, la libération, l’épuration, j’en passe. Je n’en étais pas moins persuadé que je serais mort avant la trentaine. Dans cette perspective, j’avais composé un poème déchirant mais stoïque , en vers asymétriques ornés de rimes redoublées : Souris, je viens te dire adieu. La dame à qui il était adressé l’écouta avec émotion. Elle était mon aînée et savait les manières. Ses yeux s’embuèrent. Son cœur battait très fort. Je le devinais aux mouvements de son corsage en soie écrue. Elle me prit la main. Elle la pressa sur son sein et m’appela par mon petit nom breton, à voix basse. Pour un auteur quel bonheur plus délicieux que d’être pareillement apprécié ? Mes jours étant comptés, nous passâmes aussitôt du sentiment à l’effusion. Heureuse époque. Je ne pouvais pressentir qu’il me faudrait durer encore près de soixante-dix ans dans notre vallée de larmes.
« Mai, c’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau », chantaient les processions dans mon enfance. On y fête le muguet, le travail, Jeanne d’Arc, les mères, écrivait l’irremplacé Vialatte, l’archiviste poète des saisons. Ce mai-ci devrait être éclatant. Il ouvre une année électorale. Elle pourrait être pleine de rebondissements et de surprises. Le système chiraquien les porte dans son sein comme la nuée porte l’orage. Souvenez-vous, braves gens, qui avez voté en 2002 à 82 % pour le calamiteux Chirac afin de contrer l’inoffensif Le Pen, dont le mérite aura été d’avoir posé les bonnes questionsAllusion à une formule de Laurent Fabius (N. D. É.) et donné les bonnes réponses pendant un demi-siècle (sa première élection à la Chambre des députés date de 1956).
En dix ans la chiraquie nous a gâtés. Résumons vite. 1996. Droit dans ses bottes, Juppé se retrouve en espadrilles. 1997. Dissolution de l’Assemblée. Ils partirent 477 et par un prompt renfort ils n’étaient plus que 257 en retrouvant le port. C’était la cohabitation pour cinq ans, Jospin ventre à terre à Matignon, Chirac l’édredon à l’Élysée, la croissance surprise du chef, les 35 heures, la dilapidation de la cagnotte, la planification de la corruption, la cassette de Strauss-Kahn, le charme de Martine Aubry, je passe et j’en oublie. 2002. Chirac réélu triomphalement par la gauche et l’extrême gauche. Raffarin. L’épanouissement de la dette immonde. Les catastrophes en chaîne (canicule, inondations, forêt qui brûle, marées noires, grèves). Le tsunami électoral (toutes les Régions, sauf une, passées à gauche). Le piteux échec du référendum. L’irrésistible montée de Sarkozy. Raffarin dans la luzerne. L’arrivée de m’as-tu-vu Villepin, le capitaine Fracasse qui ne va pas tarder à se fracasser lui-même. Vingt jours de guerre ethnique, l’attaque cérébrale, deux mois de soulèvement des commandos écoliers, le moral de l’État dans les chaussettes, c’est Waterloo au quotidien. Désormais le plat national n’est plus la poule au pot à cause de la grippe des volatiles, mais le gâchis Parmentier. Le président peut partir tranquille, on se souviendra de lui.
Rien ne peut nous surprendre. On nous annoncerait une nouvelle dissolution de l’Assemblée, le départ de Villepin démissionnaire-démissionné, celui du Président (ce qui nous épaterait le plus), l’organisation d’un second referendum, l’article 16, la guerre civile raciale, de religions et de générations, que nous dirions « Mektoub ! C’était écrit ! », en souvenir du Bachaga Boualem Saïd, député d’Orléansville (1958-1962), vice-président de l’Assemblée nationale, qu’il dirigeait du haut du perchoir en costume traditionnel.
Nous ne serions pas davantage étonnés si tout continuait à se déglinguer à la pépère, dans l’humanisme frelaté et le bordel ambiant. Dans ce jeu, youpi (sans allusions antisémites), nous allons connaître 365 jours de bonheurs offerts au culte démocratique, avec au final l’extase, la présidentielle, l’élection-phare de la religion qui, tous les cinq ans, assure l’héritage et la pérennité de la France républicaine.
Pour les citoyens arrivés en retard, précisons que la France républicaine est née de l’union homosexuelle de Robespierre et du général De Gaulle union contre-nature, hélas, mais bénie par l’abbé Pierre, enregistrée par Noël Mamère de Bègles, avec comme témoins Victor Hugo et Zinédine Zidane. Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et vanités.
« L’affaire Clearstream va encore faire des dégâts. » Le titre court sur deux pages. Au-dessous, couvrant cinq colonnes, Le Journal du dimanche, dont le vrai titre devrait être Le Journal du manche tant il est d’ordinaire politiquement correct, c’est-à-dire judéo-gaucho-gouvernemental, publie une photo hurlante. Elle fut prise le soir de la finale de la Coupe, dans les coulisses du Stade de France. On y voit Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy dans l’exercice de leurs fonctions représentatives et tels qu’en eux-mêmes la vérité les fixe. C’est un document saisissant. On le doit à l’œil d’Élodie Grégoire, de l’agence Gamma. Il mérite d’être conservé en archives.
Debout, de face, le blouson ouvert, les mains dans les fouilles, la tête un peu sur le côté, décontracté, goguenard, l’air satisfait de celui qui croit avoir bien baisé l’autre, le président de la République regarde de travers son ministre d’État, ministre de l’Intérieur. Celui-ci se tient de profil, les yeux baissés, le nez grec — de Salonique, dont son grand-père maternel, le Dr Aron MallahSelon la loi mosaïque, le Juif est l’enfant d’une Juive. Le Dr Aron Mallah ayant épousé une Bretonne catholique, la fille de celle-ci, Melle Mallah, n’était donc pas juive. Les enfants qu’elle eut de son mari, Sarközy de Nagy-Bocsa, catholique hongrois, ne le sont pas non plus. Durant la guerre d’Algérie, elle était très proche de l’OAS. Avocate de métier, c’est elle qui fit entrer maître Georges-Paul Wagner dans la défense des conjurés du Petit-Clamart. Il défendait Buisine., était originaire — les bras croisés sur la poitrine et l’air sournois-satisfait de celui qui pense : « Cause toujours, coco, tu m’intéresses. » S’ils posaient pour un tableau allégorique, dans le genre ancien, intitulé L’Illustre Gaudissart et le chafouin futé, il ne serait pas nécessaire qu’ils changeassent de mines.
La photo est encore plus précieuse quand on sait ceci : quelques instants plus tôt, le président avait interdit que l’on annonçât « le président de la République » lorsqu’il descendrait sur la pelouse serrer la main des joueurs, dont les trois quarts se refusent à chanter La Marseillaise. On se contenterait de dire les autorités. Cette modestie enchante et surprend. Après s’être déculotté minable devant des clampins révoltés par une loi qu’ils n’avaient pas lue, après avoir déclaré qu’il ignorait tout de l’affaire Clearstream, comme Mitterrand ignorait tout du Rainbow Warrior, le président Chirac a dû craindre que les applaudissements n’enflamment le stade. Ils auraient paru encore plus déplacés que les sifflets.
Je ne voudrais pas qu’on me prît pour un ennemi juré du président Chirac. Nous avons au moins un goût en commun, celui de la tête de veau. Pas la tête de veau de Paris, roulée, ficelée, sans âme… La vraie, la provinciale, entière, fumante, entourée de pommes de terre du pays bigouden, des bouquets de persil dans les naseaux, accompagnée de vinaigrette à l’échalote, aux herbes et aux cornichons. Quand on partage pour cette splendeur le respect et l’amour qu’elle mérite, on ne peut être totalement opposés. J’ajoute que quoi qu’il ait fait ou qu’il fasse, je le remercierai toujours d’avoir été le seul chef d’état — surtout chef d’absence d’état, hélas — à ne pas courber l’échine lors de l’invasion israélo-anglo-américaine de l’Irak et d’avoir répondu à Bush ce que Cambronne répondit à Wellington .
Cela affirmé, force est de reconnaître que le président Chirac s’est comporté comme un paltoquet tant dans le pitoyable déballonnage du Cépéheu que dans l’abracadabrantesque embrouille du Clearstream — en français courant limpide, t’as qu’à croire, Grégoire !
J’ai eu longtemps la conviction que le président Chirac essaierait d’en reprendre pour cinq ans l’an prochain, malgré l’âge (75 ans en 2007 ), les avanies et les avaries. Si diminué que s’emploient à nous le montrer les flatteurs d’hier recyclés dans sa démolition, le bonhomme a gardé de la moelle, un culot d’enfer et une totale absence d’amour-propre, fort utile dans les circonstances actuelles.
Il me rappelle ce personnage d’Henri Jeanson qui, sortant de chez lui sous les lazzis (fripouille ! canaille ! etc.) disait à l’ami qui l’accompagnait : « Voyez si je suis connu dans le quartier ! » Il m’arrive de m’interroger encore. De Gaulle en 65, Mitterrand en 88 n’avaient-ils pas laissé entendre un vague chant du départ ? Nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises. La supermanip du Clearstream — cette utilisation de l’appareil de l’État par l’Élysée pour scier les pattes d’un prétendant dangereux — prouve que l’espoir d’une dernière candidature n’avait pas abandonné le président Chirac. Mais son échec, ce déballage des menteurs démenteurs, cette cacophonie du grand orchestre chiraquien interprétant du Wagner corrézien pour piston, triangle et grosse caisse, prouvent aussi que ce professionnel de l’élection a détruit, lui-même, ses chances et celles des siens. Plus encore il a porté un méchant coup à l’honorabilité du système électoral français, tel qu’il est pratiqué par ceux qui en vivent et vont partout clamer ses vertus.
4 mai. Hier, lors des questions au gouvernement, Petit Hollande a une tête de tueur. Enflammée, les yeux brillants, la bouche tordue. Il tient la bête. Il va la saigner. La veille Galouzeau l’a vexé. « Vous n’avez aucune expérience des affaires de l’État », lui a-t-il dit avec dédain. Aujourd’hui Petit Hollande se venge. L’index tendu vers le Premier ministre, le premier secrétaire du PS lui crie : « Vous mentez ! Il faudra tirer des conséquences. » En attendant, c’est lui qui tire, au bazooka.
Galouzeau de Villepin est en contrebas. Il plie sous la charge. Le visage gris, creusé, les cheveux plus blancs, je ne sais quoi de hagard et d’épuisé dans le regard, il enfile des mots creux « ignoble, je suis choqué » comme des perles de verroterie. Soudain, il en trouve un qui résume la situation : « lynchage ».
La scène me poursuit. Et si, parmi les dénouements possibles, j’en avais oublié un ? Un coup de feu secoue le silence feutré de Matignon. On accourt. Le Premier ministre gît, la tête sur son bureau, fracassée d’un coup de pistolet. À ses côtés une lettre au président de la République, frappée de la mention : « Secret Défense ». Naturellement Le Monde la publie : « Monsieur le Président, l’impasse dans laquelle vous m’avez conduit n’a pas d’autre issue. J’étais aux Affaires étrangères quand vous m’avez demandé de trouver ce qu’il fallait découvrir pour accabler qui vous savez. Pour mieux y parvenir vous m’avez muté du Quai à la place Beauvau. Puis à Matignon afin d’y trouver des moyens encore supérieurs. C’est un secret d’État que je ne peux dévoiler. Ma mort est le seul moyen qui nous reste de refaire le coup de 2002. Adieu. »
Cette éventualité me secoue. Je pense à Bérégovoy, suicidé au revolver. À François de Grossouvre, suicidé dans son bureau de l’Élysée. La Cinquième est un régime qui aime le sang.
Heureusement, deux heures plus tard, Calvi, à C dans l’air (17 h 50) reçoit un député de la majorité et néanmoins de bonne humeur. Il sort de chez le Premier ministre.
— Je lui ai dit : « C’est une histoire de Pieds nickelés. »
Je respire. Les Pieds nickelés ne se suppriment qu’au pistolet à bouchon. Mon imagination aura été trop vite. L’hypothèse tragique ne relevait que de la politique-fiction.