Drôles de dames sur l’Amazone
Nicolas Bonnal [ps. Nicolas Pérégrin], Le Libre Journal n° 379 du 5 mai 2006, page 17.
On arrive à Belém (Nord-Brésil) après un interminable voyage en bus, en provenance de Sao Luis, la ville « patrimoine de l’humanité » fondée par les Français, ornée par le génie constructeur des Portugais (qui en expulsèrent les Français).
Belém me fait rêver depuis l’enfance : l’Amazone, l’Équateur, l’île de Marajô. Et la ville est une bonne surprise : au Brésil, comme je l’ai souvent noté, la beauté ne surgit pas de la nature, assez laide ou détruite, mais des villes. Ouro Preto est la plus belle ville baroque du monde, Brasilia la plus belle ville moderne du monde, et Rio est Rio, pour ne pas parler de Petropolis ou de Natal.
Belém est très arborée, très arrosée aussi. La ville ancienne est superbe, réhabilitée partiellement, et l’on visite avec plaisir le marché au poisson et le célèbre (ici… ) Ver-o-Pos. Le soir le fleuve fournit d’un beau palais recyclé en attraction touristique une vue merveilleuse.
J’ai de la chance : un bateau part le lendemain pour Manaus, au cœur de l’Amazonie, et pour un coût modique. J’ai droit pour 250 euros à six jours de navigation dans une petite cabine à air conditionné, le tout en pension complète. Le bateau est situé sur un embarcadère éloigné du centre (les distances urbaines du Brésil m’insupportent) ; il est assez moderne et se nomme le Santarem. Retenez ce nom. Le Santarem dispose donc de cabines assez grandes, de hangars à hamacs où l’on entasse pour à peine moins cher les indigènes pauvres et les gais partisans du « tourisme aventure » (ou « actif »). Il a une belle passerelle, un pont assez vaste et deux douches.
Nous appareillons avec quatre heures de retard, parés pour remonter le plus grand fleuve du monde, retrouver le monde perdu, et gagner le cœur des ténèbres… Rien ne m’ennuie plus qu’une croisière. La croisière ne s’amuse pas, elle s’ennuie, mais grâce à mon saint protecteur san Expedito (Benoît XVI a été élu le jour de sa fête, le 19 avril, un jour avant l’anniversaire de la naissance de… passons), je vais trouver de drôles de dames.
Il y a une Hollandaise, une veuve un peu triste qui noie son chagrin dans le gin. Je l’aide dans cette dure tâche tandis que défile au loin, lentement, la végétation (on la voit mieux en remontant qu’en descendant l’Amazone, parce que le navire longe la rive pour mieux lutter contre le prodigieux courant). Comme tous les Hollandais cultivés, elle parle toutes les langues mais m’apprend qu’elle a voté contre le traité européen.
Il y a une autre drôle de dame, une fille superbe, accompagnée d’un Australien beau comme un elfe. Elle est végétarienne, bouddhiste, brésilienne, italienne, australienne, écologiste aussi, et étudiante en psychologie. Grâce à Dieu, elle a le sens de l’humour et prend donc bien mes sarcasmes lorsque je me moque de ses propos savants sur l’intelligence émotionnelle… Son compagnon est aussi sympathique mais malheureusement doté d’un accent à la serpe. Nous allons nous retrouver tous les soirs pour dîner comme des pensionnaires d’Agatha Christie.
Sur le bateau, il y a de tout : un Suisse abruti qui voyage en première classe et bientôt fait rire tout le monde, en allemand ou en anglais. Il prétend travailler dans la Logistik mais en fait il est ambulancier. Un autre personnage étonnant est un petit ivrogne qui ne cesse de boire jusqu’au quatrième jour, lorsqu’il a tout éclusé, sa montre, ses chaussures, ses reals. Une petite noire aussi, qui me propose ses services (ma cabine possède deux lits), comme elle les a proposés à deux jeunes Suisses, aussi déçus que moi par le Brésil. Cette pauvre gosse a quinze ans, est déjà mère de famille, et sa mère l’a envoyée travailler à Manaus. Elle fait partie de la cohorte des enamoradas, qui couchent sur les bateaux amazons avec les riches. Le Brésilien n’a pas été conçu dans l’amour mais dans le péché.
Nous avons du retard, dû à une avarie. Je descends à je ne sais plus quelle escale, me lie d’amitié avec une jeune boulangère, une belle métisse, veuve elle aussi : son mari a été tué le mois dernier au cours d’une rixe. Le rhum est à deux francs, les armes partout : la vie humaine ne vaut pas cher dans les parages. Le pain de la jeune veuve, nommée Bethe, est très bon. Elle a trois enfants et elle est évangéliste, comme à peu près tout le monde ici. Je tombe amoureux d’elle pendant quelques heures puis remonte prudemment sur le bateau.
Un autre homme à bord a été victime de la violence ; il s’agit d’un avocat quinquagénaire, marié à une jolie fille de 25 ans (c’est courant en Amazonie…) et qui a pris deux balles deux semaines auparavant. Sa belle-sœur sort quelque temps avec un marionnettiste uruguayen, Don Juan patibulaire dépourvu de visa depuis deux ans qu’il se trimballe au Brésil avec ses poupées. Il a laissé un gosse en Colombie et veut le revoir ; mais il ne sait comment sortir du Brésil. Il voyage avec une jeune et grosse Chilienne, architecte et fille de bonne famille, révoltée contre tout et idéaliste. J’en profite pour me défouler sur le Chili néo-libéral légué par Pinochet et elle est tout à fait d’accord.
En quatre jours notre petite troupe ne verra qu’une merveille, que m’avait recommandée mon copain médecin tropical (il travaille en Haïti maintenant) : Alter do Chao, située à trente kilomètres de Santarem, petit paradis écologique situé sur le rio Tapajos avec des plages blanches et une eau douce délicieuse. L’endroit est trop romantique pour y venir seul, et trop éloigné de tout pour y revenir.
L’arrivée à Manaus est belle, parce que Manaus est une belle ville : les dauphins nous accompagnent à partir du cruce de las aguas où les eaux noires et rouges se mêlent. Je vais rester dix jours à Manaus, qui est une ville où l’on ne sait plus que faire. Le temps passe doucement, les hôtels sont bon marché, la population plutôt plus agréable qu’ailleurs. J’ai la chance d’assister à deux représentations du Ring de Wagner à l’opéra tropical. Je devrais le marquer dans mon CV. L’Or du Rhin et Siegfried ; pour cause d’excursion, d’ailleurs décevante, en forêt, et de retour à Belém (les bateaux qui partent pour le Pérou ne m’inspirent pas confiance et j’ai peur de l’ennui), je manque la Walkyrie (ce n’est pas une perte) et le Crépuscule des dieux, que je vis tous les jours. Mais je retournerai à Manaus, la métropole de la dernière terre du milieu.