Ségolène Chabichou monte en danseuse la bosse de Strauss-Bécane

François Brigneau, Le Libre Journal n° 380 du 9 juin 2006, page 9.

28 mai. Le Tour de France approche. Je m’entraîne ferme, tous les jours, de 15 à 17 h 30, en suivant sur Eurosport le Tour d’Italie. Dites Djiro, avec l’accent, pour être in. En conséquence j’ai tendance à tout voir à travers les lunettes du coureur. Par exemple Ségolène. L’automne dernier elle a démarré sec dans un virage social-démocrate. Aujourd’hui elle porte le maillot jaune avec écrit en grosses lettres : Chabichou. C’est le nom d’un fromage de bique fabriqué en Poitou-Charentes. Présidente de la région, Ségolène en assure la publicité. C’est son sponsor. Sarcastique, parce que jaloux, le peloton la surnomme Ségolène Chabichou. Le vélo aime les sobriquets

Les mains aux cocottes (de freins), Chabichou fait la course en tête et en fumant la pipe. En argot cyclo, l’expression signifie la sérénité, la facilité, à l’aise Blaise. Elle avale les bosses. Elle dégringole les pentes plein pétrole, aplatie sur son guidon, dans la position du skieur couché. Fraîche comme l’œil, elle file rencart aux journalistes à moto pour leur expliquer son programme, ordre et justice, à l ’étape. Aux contrôles de ravitaillement, quand elle jongle avec sa musette, le petit peuple applaudit. Elle salue, le bras levé, comme le socialiste Mussolini. « On dirait Janie Longo » , disent les connaisseurs.

Janie Longo fut la Reine de la petite reine. Plusieurs fois championne du monde, elle gagna trois fois (au moins) le Tour de France féminin. Il n’y en avait que pour elle. Comme Janie, Ségolène accapare, provoque, tance, accélère et en refile une louche quand l’occasion se présente. Elle sait attaquer dans le côté fermé. Elle excelle à mettre son concurrent dans le vent. Janie roulait de mèche avec son loulou. Il lui préparait ses braquets et ses bidons. Il travaillait à la tactique. Janie l’écoutait mais n’en faisait qu’à sa tête. Ségolène observe la même complicité et la même indépendance à l’égard de son concubin, François Hollande, dit Petit Coq. Il existe pourtant une différence. Monsieur Longo ne jouait aucun rôle à la Fédération de cyclisme. En revanche Petit Coq est le premier fonctionnaire du parti des fonctionnaires socialistes. Ça change tout. Depuis l’envolée lyrique de la mère de ses enfants, les autres fonctionnaires ne savent plus s’ils doivent applaudir ou nuancer leurs approbations. Les doctrinaires s’interrogent. Quel braquet adopter ? 1789-1848 ? 1904-1920 ? 1936-1945 ? 1981-2002 ? (Les initiés me comprendront). Les pragmatiques se demandent : « Où va-t-elle ? Sommes-nous délaissés pour une autre gamelle ? » Un malaise pèse sur les palabres qui sont la chair vivante du parti des fonctionnaires. Les premières pédales s’inquiètent. Voyez Delanoë.

Dans Quai des Orfèvres Jouvet disait à Simone Renant : « Vous êtes comme moi. Les femmes ne nous ont jamais réussi. » Delanoë pourrait faire sienne cette réplique. Hier, alors qu’il se voyait déjà vainqueur, la perfide Albion le flinguait dans la dernière ligne droite des jeux olympiques. Demain la Panafieu s’avère redoutable. Petite-fille de deux « maîtres de forges » (de Wendel et le comte de Mitry), ex-copine de Dany le rouge, la nana à de la gnac. Elle obscurcit l’horizon. La mode est au jupon et Paris est une ville de modes… Aujourd’hui c’est Ségolène qui le menace en menaçant le retour de Jospin.

Brandissant leur thermomètre, les sondeurs galopent partout pour annoncer la nouvelle. La fièvre monte. On prévoit du 60 dans les isoloirs. Si les supporters de Strauss-Bécane ne lui balancent pas des clous à trois pointes sous les boyaux, Ségolène arrivera en tête au premier tour. Elle serait la seule à pouvoir emporter le second sur Sarko-le-Loser (remember Balladur). C’est l’heure de tous les dangers. Devant cette perspective, les militants du parti des fonctionnaires, quel sera leur choix quand ils devront choisir leur candidat ?

Voteront-ils pour celle qui a le plus d’avenir, ou pour celui qui a le plus de passé ?

Voteront-ils pour celle qui a le plus de chances de gagner ? Ou voteront-ils pour celui qui risque le plus de perdre, quoiqu’il sache tout de la vie de Mathieu Basile, dit Jules Guesde (1845-1922), dont Strauss-Bécane a une photo dans son bureau ?

La question qui fâche.

Soyons honnêtes. Si l’offensive de Chabichou reléguait Lang, Fabius, Strauss-Bécane dans le groupetto des rincés, Delanoë ne sombrerait pas dans le désespoir. Mais qu’elle condamne Jospin, il ne peut le supporter. L’an prochain Jospin aura 70 ans. S’il n’est pas le candidat des fonctionnaires en 2007, ce sera fini, à jamais. Ce qui interdirait à Delanoë d’envisager sa succession en 2012. Cette éventualité lui brise le cœur. La mère de Paris a toujours été une grande sensible.

Ici nous atteignons la tragédie. Nul n’a oublié 2002, l’avant-dernière étape, la terrible défaillance du champion. Nous l’avons tous vu à la télévision, le regard fulminant dans un masque blafard. Nous l’avons entendu annoncer d’une voix blanche son retrait de la compétition. La foule hoquetait. Elle pleurait. Elle avait beau savoir que la taupe trotskiste au sein du PS n’en était pas à un mensonge près, l’adieu aux armes semblait définitif. De fait, pendant quatre ans, celui qui s’était vu sur les marches du Palais ne pédala plus qu’en facteur et qui plus est dans la choucroute, sur des chemins vicinaux, juste salué par des croquants. L’an dernier pourtant il refit surface. Il disait qu’il ne serait pas candidat. Pour un affabulateur historique comme lui, c’était l’aveu. Il était déjà en selle quand le coup de fusil de Ségolène le surprit. Borduré par ceux qui auraient dû le ramener en tête, depuis il galère, en chassepatates, entre l’échappée de l’insolente et le peloton des éléphants, incapable de distancer ceux-ci et de retrouver la roue de celle-là.

Au commencement, la Chabichou, les caïdos du grand plateau en gloussaient de rire dans leurs survêts. Ils en avaient connu des prétentieuses qui se croyaient arrivées parce qu’elles avaient réussi à se hisser au sommet de la rue Lepic. Dix bornes plus loin, elles étaients à la ramasse, à quatre pattes, cherchant le quatre-feuilles dans le trèfle. Chabichou, ça serait du kif. Au premier raidillon sévère, ou bien dans la plaine, quand le vent viendrait debout, on la retrouverait zigzaguant d’un fossé l’autre, vidée par la fringale, gémissant « À boire par pitié » et ils ne seraient pas des masses à lui filer un bidon. Mais les mois ont passé. Aux kilomètres faciles se sont ajoutés les kilomètres difficiles. Chabichou ne mollit pas. Elle pédale dans les fleurs, les petits oiseaux lui font la fête. Elle enroule en danseuse, pour se décontracter. Les Françaises se pâment. Un président qui serait une présidente ! Quelle revanche pour le beau sexe dont on sait maintenant, grâce à Simone de Beauvoir, qu’il vivait en esclavage depuis des millénaires.

Les Français ne protestent pas. Les femmes-esclaves ? Ils vivent avec elles depuis le berceau jusqu’à la tombe. Ils ont l’habitude de les entendre se plaindre, même quand elles portent la culotte à la maison. En plus, là, elles ont raison. Une femme à l’Élysée ne fera pas plus mal. Et s’il faut une femme, mieux vaut regarder Ségolène Royal sur les portraits officiels que Martine Aubry, la fiancée de Sollers, ou Mme Lebranchu. Les plus gaillards des anciens se frisent même la moustache en chantonnant : « Elle est épatante, cette petite femme-là. » En outre une femme qui snobe le pantalon et monte en jupe à la tribune ne peut pas être totalement mauvaise, même si elle est la concubine de Petit Coq.

Devant ce spectacle, pour eux consternant, les candidats à la candidature passent de l’indifférence affectée à l’angoisse dissimulée sous le rire jaune, pour être saisis d’une colère rentrée qui ne demande qu’à sortir.

Celui qui cache le mieux ses affres est Strauss-Bécane, ex-ministre des Finances socialiste, recyclé DSK consultant, grand avocat et entremetteur d’affaires, au courant de tous les secrets de l’argent vagabond, par conséquent champion de la dissimulation.

Sous les caméras il sourit. Il salue. Il fait le beau, un mot léger pour les dames, une plaisanterie pour les messieurs, mais le ton grave sitôt qu’on revient au sérieux, c’est-à-dire à l’élection.

Je l’ai vu chez Ruquier (29 mai). Il était époustouflant de naturel, d’aisance et de logique. Toujours péremptoire dans l’argument, il a ramassé d’une pirouette le suffisant et calamiteux Miller, son coreligionnaire pourtant. Du travail de pro.

En plus il s’est refait une santé en restant dans les roues du peloton. Pour changer de régime, il a commencé par changer le sien. Il a le visage émacié de l’homme en forme. Il avait l’œil gauche en berne. On lui a rehaussé la paupière. Il s’est redressé. En public tout au moins il a perdu un peu de cette voussure qu’on appelait jadis bosse de bison ou la maladie du colporteur.

Anne Sinclair ne quitte pas son bras. C’est son coach pour la médiatisation. Elle connaît les coulisses, la musique et les musiciens : Moati, Field, Bénichou, la liste est longue. « Finalement je suis né avec Anne » disait-il en 1991, lorsqu’il l’épousa, couchés dans le foin, avec Jospin pour témoin. Il en était pourtant à ses troisièmes noces…

Elle aussi a pris un coup de jeune. Elles sont loin les formes qu’elle moulait dans ses pulls angora quand elle était femme-tronc à TF1. Désormais sapée haute couture — elle le peut, son mari n’a-t-il pas fait économiser 160 millions d’impôts à Karl Lagerfeld — Anne Strauss-Kahn, née Schwartz, ex-femme Levaï, les yeux écarquillés, s’avance vers l’Élysée où elle espère célébrer son soixantième anniversaire, le 15 juillet 2007. Ce sera un événement. La première « présidente » juive dans l’histoire de la République, ça se fête. Il y aura des buffets cashers et on ne lésinera pas sur le Dom Pérignon, ni sur les feux d’artifice. C’est le contribuable qui trinque.

Tout baigne donc. Plus exactement tout pourrait baigner s’il n’y avait pas l’impudente avance de Ségolène. Celle que Lionel et Jack ont prise sur lui ne tracasse pas Dominique. Le rapport des forces obscures joue en sa faveur. La manière dont il s’est sorti par relaxe et non-lieu des mises en examen pour faux, usages de faux, complicités par instructions données et abus de biens sociaux (affaires MNEF et ELF) montre qu’un homme de sa puissance peut croire, sans risque de se tromper, à la justice de son pays.

La façon dont il s’est dépatouillé de l’histoire de la cassette — cette cassette où Jean-Claude Méry avait détaillé le financement du parti chiraquien par le racket des marchés publics et que Strauss-Kahn avait reçue, puis égarée, sans l’avoir seulement regardée — révèle aussi l’efficacité de ses réseaux d’influence. Fondateur du Cercle de l’industrie intervenant au Forum de Davos, membre du groupe des super-capitalistes et de leurs conseillers de Bilderberg, ce socialiste pur et dur n’en manque pas.

Dans une campagne présidentielle, ce sont des atouts qui comptent. À condition de ne pas avoir contre soi le raz-de-marée d’un engouement féministe, populaire et petit-bourgeois. Il déferle, poussé par les vents de la mode, bouillonnant de coups de cœur inattendus, d’images, de sentiments, de ces mille riens formant un tout qui fait rêver et que le pouvoir médiatique, toujours avide d’audience à cause de la publicité, ne cesse de grossir et de surchauffer.

Alors dans la lumière de l’été qui vient, on voit Chabichou, légère comme un papillon, escalader en danseuse la bosse de Strauss-Bécane mystérieusement repoussée. Les autres peinent plus bas, beaucoup plus bas, dans les lacets les plus pointus. Ils sont dans le coaltar. C’est la scoumoune, personnifiée sur le Tour par l’Homme au marteau et la Sorcière aux dents vertes. Il ne reste plus qu’à prier l’Être suprême ou le Grand Architecte selon la Loge à laquelle on appartient.