Adieux à Ayacucho

Nicolas Bonnal [ps. Nicolas Pérégrin], Le Libre Journal n° 380 du 9 juin 2006, page 17.

Dans The Ice Age, il y a un petit personnage, rongeur aux allures de renard, qui ne cesse de poursuivre une friandise en forme de gland. Alors que le monde des glaces fond et que les animaux se rassemblent en bandes pour fuir et se consoler mutuellement, Scrat — c’est son nom, mais il ne parle pas — affronte abîmes, solitudes et chutes douloureuses pour retrouver, caresser et célébrer son caramel druidique.

Je vis depuis trois mois entre trois et six mille mètres d’altitude. Depuis Salta et Purmarca, San Pedro et le volcan Lascar (entré en éruption depuis), depuis Copacabana et l’Illimanyi, depuis surtout ces merveilleux Alpamayo (la montagne de Paramount, la plus belle montagne du monde donc) et Huascaran, depuis ces lagunes Churup et Llanganuco, aussi sereines, glacières et vertes que la lagune Onelli de la Patagonie. Dans ce continent tropical, j’aurais adoré les glaces. J’ai vu les nevados et les glaciaires disparaître sous mes yeux ou presque… De toutes ces excursions j’ai fait avec Horbiger et Maréchal Grommel un Philosophenweg, celui que plus jeune j’avais admiré et aimé à Heidelberg. Je retournerai en Équateur par l’allée des volcans chère à l’illuminé von Humboldt et je reverrai mes colibris, ces derniers anges qui vivent sur la terre et dans les airs.

J’ai quitté Huaraz pour regagner la brumeuse Lima, cette ville qui est toutes les villes, de la plus pauvre à la plus riche, de la plus sinistre à la plus gaie, de la plus ancienne à la plus moderne, cette ville qui est toutes les villes, une Polypolis dont j’arrive encore à m’extraire pour retrouver la route magique des sierras centrales, jadis maudite par les escadrons mortifères du Sentier lumineux. Je gagne Huancayo, ville froide, peuplée et méconnue d’où l’on gagne en une heure des glaciers agoniques ou des selvas insurgentes. Le monde m’apparaît plus petit chaque fois. De retour d’une excursion je vois sur la chaîne Retro un épisode du Prisonnier avec son numéro 6 condamné à retrouver éternellement le même village. Plus je me déplace, plus je rencontre l’identique, conformément à la prédiction de… Théophile Gautier. J’ai la chance de pouvoir cheminer seul durant des heures à plus de cinq mille mètres, entouré de pics lucides et glacés, et de lamas endormis. Ces neiges jadis éternelles sont condamnées à mort comme moi. Partir c’est mourir un peu, rester si loin c’est mourir pour de bon. Mais la France me fait trop peur.

Un ami de Cusco m’avait jadis parlé d’Ayacucho. Une ville coloniale couverte de 33 églises baroques et métisses, de casonas coloniales au cœur d’un vieux pays inca, wari et villcahuasi (les plus belles ruines après celles du Cusco, justement). Pour gagner Ayacucho j’affronte une carretera de la muerte, une route canyonique et folle, bourrée de soltides indigènes et de pueblos perdus, de yungas asséchées et de roches animées. Dix fois nous manquons de choir, et je m’imagine déchiré, torturé dans un cercueil de métal. Pour moi qui ai claqué la porte d’Orléans depuis si longtemps, ce serait une triste issue.

Mais nous arrivons à bon port. Ayacucho, écrin catholique perdu dans les montagnes sèches de la sierra central. J’arrive à l’heure nocturne de la messe. Toutes les églises sont pleines d’un peuple jeune et radieux. Les quatre évangélistes veillent sur le peuple indien, le plus chrétien du monde. Jean est avec son condor penché sur le chœur, je salue le condor. Les enfants indiens se tiennent tous sages avec leurs jeunes mamans, les enfants indiens se tiennent toujours sages. La légende noire de la Conquista conte qu’un reître lança contre un rocher un bébé qui ne cessait de pleurer. Ce doit être pour cela que ces enfants, les plus beaux du monde, se tiennent si bien depuis. En hommage au petit martyr oublié.

Ayacucho est encore plus belle qu’Arequipa, avec sa couronne de montagnes, ses miradors perdus et son incroyable place d’armes dentelée de solanas. Neuf mois par an, comme les plus belles cités andines, Cuenca, Sucre, Potosi, elle jouit du meilleur climat du monde. Douze heures de soleil quotidien baignant dans la fraîcheur. Il me restera Cajamarca à découvrir, la ville où Atahualpa fut garrotté par Pizarre, alors qu’il lui avait payé la rançon la plus chère de l’histoire : plusieurs mètres cubes d’or. Après ? Après, je me retournerai comme le numéro 6 dans les villages que j’aime. Ou dans les glaciers qui auront survécu, comme châteaux de la pureté. Et, comme Igitur, je m’évanouirai.