Francis Jammes

Jean Mabire, Que lire ? volume 4.

La terre et le ciel

Les poètes – les vrais – sont les gardiens du temple. Ils maintiennent vivante cette flamme sans laquelle la litté­ra­ture ne serait que jeu de mots et choc de sons, méca­nique supé­rieure de l’intel­li­gence d’où l’âme est exilée. Quand viennent à dispa­raître les paysa­ges, les métiers, les êtres même, c’est à eux qu’il faut demander cette lueur d’une étoile peut-être morte, mais qui peut encore guider notre route.

Que parmi les poètes de la première moitié de notre siècle, Francis Jammes occupe une place tout à fait singu­lière est une évidence. Ceux qui connaissent encore son nom l’ima­ginent sous les traits d’un naïf paysan à barbe de fleuve, dont il convien­drait de brocarder la candeur. C’est oublier un peu vite qu’il fut salué comme un de leurs pairs par les plus grands écri­vains de son temps, ses amis, Gide, Claudel ou Mauriac, pour n’en citer que quelques uns. Profon­dé­ment enraciné dans ses Pyré­nées natales, il ne se soucia que de célé­brer le Créa­teur à travers la créa­tion. Il fait partie de ces grands lyriques catho­liques dont la foi s’ins­crit dans une tradi­tion francis­caine. Tout son art reste bucolique et médié­val. Hanté par Virgile, il choisit pour titre d’un de ses recueils poétiques Les Géor­giques chrétiennes. Beau vieillard d’un Béarn encore sauvage, il se tint à l’écart de tout moder­nisme tapageur, que ce soit celui de la grande ville, de la politique ou de la religion. Il fut non seule­ment un poète de foi vivante mais aussi de grande santé.

S’il est un poète qui appar­tient totale­ment à l’uni­vers méri­dio­nal, c’est bien celui-ci. Il le confes­sera d’ailleurs, l’âge venu : « Jamais je n’ai ressenti que dans mon être pût circuler la moindre goutte de sang qui ne fut embra­sée des soleils du Sud. »

Du côté de son père, on se réclame d’une lointaine ascen­dance albigeoise, avant d’émi­grer au XVIIIe siècle pour Orthez en Béarn. Le grand-­père Jammes partit ensuite tenter fortune en Guade­loupe, il s’y maria pourtant outre-mer avec une compa­triote béar­naise. Un de leurs deux fils va revenir à Orthez comme receveur de l’enre­gis­tre­ment. Au cours de ses multiples péré­gri­na­tions, il a épousé Anna Bellot, origi­naire de Siste­ron, en Provence.

Leur fils Francis naît le 2 dé­cembre 1868 à Tournay, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Tarbes. Il devra suivre sa famille, au hasard des mutations pater­nelles à Sauve­ter­re-­de-­Gi­ronde, à Pau, à Saint-­Pa­lais et même à Bordeaux. Mais il garde une irré­pres­sible nostalgie de son enfance campa­gnarde : « J’ai absorbé par tous mes pores la brume, la pluie, la neige et le soleil. »

À la mort de son père, il part habiter Orthez, avec sa sœur et leur mère, qui semble quelque peu autori­taire et entra­vera plusieurs de ses vélléi­tés de mariage.

Clerc d’avoué stagiaire, il ne vit que pour la nature et la poésie. Les deux, pour lui, ne sont que l’expres­sion d’un même émer­veille­ment. Il parvient à publier, chez un éditeur béar­nais, ses premiers vers. Mais il faudra attendre 1895 et ses vingt-­sept ans pour qu’une revue parisienne l’accueille. C’est le Mercure de France.

Cette consé­cra­tion est d’autant plus extra­or­di­naire que ce poète provin­cial, totale­ment inconnu dans la capitale, est patronné par un jeune écri­vain qui commence à se faire un nom : André Gide, qui est de quelques mois son cadet.

L’année suivante, la publi­ca­tion des Nourri­tures terrestres peut faire croire à Francis qu’il a trouvé un frère. Il éprouve lui aussi un véri­table vertige à célé­brer la création.

Celui qui deviendra un grand poète catho­lique se montre d’abord ébloui par la beauté du monde. Il est alors guetté par la tenta­tion du panthéisme et certains critiques se plairont à relever tout ce que son œuvre manifeste de ferveur païenne devant la nature.

Il faudra l’inter­ven­tion de Paul Claudel pour qu’il revienne à une foi plus ortho­doxe. Mais il ne reniera jamais ses élans de jeunesse. Comme l’écrit un de ses biogra­phes, Yves-A­lain Favre :

Une ferveur panique envahit tout l’être. Cette ivresse païenne se trouve d’ailleurs chris­tia­ni­sée et parfois un éton­nant mélange de ferveur diony­siaque et d’élans chré­tiens se fait jour : « Ô gloire à Dieu ! Gloire à je ne sais Quoi dont je sens bien le souffle au fond de moi. » Et la célé­bra­tion des fêtes chré­tiennes s’unit à l’exul­ta­tion païenne du renou­veau de la nature : « Et Pâques fleuries vint »… Les fêtes qui lui importent et qui occupent une place de choix dans sa vie spiri­tuelle se trouvent liées à la terre et à la végétation.

Ainsi les rogations, qui se célèbrent dans les trois jours qui précèdent l’Ascension Cette fête religieuse se dénomme chez moi, à Cherbourg, la Sainte-É­chelle… Ce terme eût enchanté Francis Jammes. (N. D. A.). Établies en France par le concile d’Orléans en 511, elles implorent Dieu pour obtenir l’abon­dance des récol­tes. Dès 1898, avant même une conver­sion qui a été plutôt une confir­ma­tion, il fait paraître ce qui va devenir un de ses livres les plus célèbres : De l’Angelus de l’aube à l’Angelus du soir.

Il ne sort guère de sa bourgade du pays de Bigorre. Il va publier une quinzaine de recueils de poèmes, dont Le Triomphe de la vie, Le Tombeau de Jean de La Fontaine, les Livres des quatrains ou Ma France poétique. Il sera aussi l’auteur d’une dizaine de romans, comme Clara d’Ellébeuse ou Almaïde d’Etremont. S’y ajoute­ront une douzaine de volumes de souve­nirs et d’essais. C’est là une œuvre abondante, régu­lière, nourris­sante, qui évoque le rythme des saisons et les élans du cœur. Les mêmes thèmes s’y croisent sans cesse : la terre, les bêtes et les gens, le ciel.

Marié enfin en 1907, à près de quarante ans, il est le père d’une petite fille, Berna­dette, à qui il consa­crera un très beau livre.

Il quitte Orthez après la Grande Guerre et s’ins­talle défi­ni­ti­ve­ment à Haspar­ren, au Pays basque, où l’on remarque vite sa silhouette pitto­res­que, avec sa longue barbe blanche et son béret noir à la mode pyrénéenne.

Il ne quitte guère sa paisible demeure et meurt le 1er novembre 1938, moins d’un mois avant d’avoir atteint ses soixan­te-­dix-­huit ans.

Très attaché aux symboles tellu­ri­ques, il aimait que le nom du village qu’il avait choisi pour son dernier séjour sur cette terre se nomma Haspar­ren, ce qui signifie en langue basque « au cœur de la forêt des chênes ». Quant à sa maison, elle portait le nom d’Eybart­cia, ce qui veut dire « du côté du moulin ».

L’arbre et la source furent toujours pour lui des divini­tés tuté­lai­res. Il ne voyait d’ailleurs pas la nature seule­ment en poète, mais se passion­nait pour la géologie et la paléon­to­lo­gie. Son esprit offrait un curieux mélange de lyrisme et d’érudition.

Coulant des jours tranquilles et laborieux dans son village situé aux confins du Labourd et de la Basse-Navarre, il envoyait à Paris de courts textes, publiés sous le titre général de L’air du mois dans la presti­gieuse Nouvelle Revue française. Il ne cherchait pas à cacher des goûts très simples, presque naïfs, et le roman qu’il préfé­rait entre tous était Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-­Pierre. Son art se récla­mait tout autant de la litté­ra­ture roman­tique que de la peinture impres­sion­niste. Comme son maître saint François, il est peut-être davan­tage ému par la souffrance des bêtes que par la peine des hommes. Cela ne l’empêche pas d’être pêcheur et chasseur à l’occa­sion. Et sa prière reste toute terrestre : « L’aile de l’Angélus touche le cœur des bois », écrit-il dans Les Géor­giques chrétiennes.

On peut sourire de son âme simple. Mais il a parfai­te­ment défini sa place dans ce monde qu’il aimait tant : « Le poète est ce pèlerin que Dieu envoie sur la terre pour qu’il y découvre des vestiges du Paradis perdu et du Ciel retrou­vé. »

Principales œuvres

À consulter