Henri Vincenot

Jean Mabire, Que lire ? volume 4.

Vieux Gaulois de Bourgogne

Le 21 novembre 1985, Henri Vincenot retour­nait pour l’éter­nité en cette terre monta­gnarde de Bourgogne qu’il avait tant aimée. Impré­gné jusqu’à la moelle des os d’une civili­sa­tion paysanne de la forêt et de la vigne, il n’avait cessé de célé­brer, comme il le disait lui-même, « son pays et sa race ».

Pour marquer cet anniver­saire, sa fille, Claudine Vince­not, lui consacre un beau livre de souve­nirs familiaux, sous un titre éloquent : Le Maître du bonheur. Il est peu d’écri­vains dont l’œuvre exprime une telle unité : la plupart de ses livres enseignent une sorte de sagesse rurale, merveilleu­se­ment expri­mée par le person­nage du Pape des escargots, dit La Gazette. Exclu volon­taire du monde moderne, il oppose, avec une malice surgie du fond des âges, les réali­tés du terroir face à l’uni­vers urbain, indus­triel et mercantile.

Henri Vincenot fut vraiment un très curieux person­nage, tout à la fois en marge et au cœur des problèmes de notre temps. Il est bon de rappeler qu’il ne fut pas seule­ment écri­vain, mais aussi peintre, sculp­teur, drama­turge, musicien, apicul­teur, maçon, culti­va­teur, éleveur, bûche­ron, poète, pionnier, chemi­not, journa­liste et sans doute d’abord, selon ses propres termes, « chemi­neau chemi­nant ». Rares sont les hommes qui ont su, comme lui, unir les trois forces vitales : intel­lec­tuelle, manuelle et spiri­tuelle. Ce passionné de culture celtique récon­ci­liait ainsi en son âme religieuse le paganisme des anciens druides et le chris­tia­nisme des pèle­rins de Compos­telle ou des bâtis­seurs de cathédrales.

Si Henri Vincenot est né le 2 jan­vier 1912 à Dijon, capitale d’une Bourgogne qui n’a pas voulu oublier ses ducs et leur Toison d’or, il n’en consi­dère pas moins comme sa terre natale, nourri­cière et inspi­ra­trice, le berceau de sa famille : Château­neuf-en-Auxois, où la montagne du Sombernon marque le partage des eaux entre la Manche, l’Atlan­tique et la Médi­ter­ra­née. On est déjà loin du grand vignoble et proche du Morvan.

Du village voisin de Maconge, partent les trois pentes, où naissent les ruisseaux qui rejoin­dront la Seine, la Loire ou le Rhône : « Salut, Maconge, toit du monde occidental ! Maître des trois ver­sants ! Centre sacré du triangle des eaux ! Tête de la Vouivre, source d’éter­nelle jeunesse », lance à tous les échos celui qui se consi­dère comme un Celte. Il se veut vrai Gaulois du mont Bibracte, la montagne sacrée, fils d’un peuple peu marqué par les envahis­seurs romains, à peine davan­tage par les Francs et même par ces Burgon­des, venus du grand Nord germa­nique et de l’île Baltique de Bornholm, qui ont pour­­tant donné leur nom à son pays. Exemple singu­lier d’un nom de pro­vince qui soit aussi devenu un nom de vignoble…

Vince­not, lui, appar­tient plutôt à la montagne et à la forêt. Il y pos­sède ses racines. Et le Créa­teur, comme tous les dieux de la vieille Celtie, sait s’il y croit à son cadre ances­tral, à la fois « patrie et cercle magique… pays de mon cœur et de mon sang » !

Sa vraie demeure, c’est un « pays secret, fermé, avec d’incroyables riches­ses, bien caché dans des forêts monstrueu­ses, des friches soli­­taires et des villages morts, des gens au jugement acide, lucide, clair, au parler senten­cieux et équi­li­bré ».

À vingt ans, ce petit-­fils du ferron­nier-­fer­rant, Joseph Brocard, de Château­neuf, entre à l’école des Hautes Études commer­cia­les. D’abord inspec­teur de Prisu­nic, il fait ensuite son service militaire comme 2e classe au Maroc – expé­rience qui lui permettra d’écrire un jour ce beau roman berbère qu’est Le Sang de l’Atlas.

Poussé par son père, dessi­na­teur-­pro­je­teur à la compa­gnie du PLM, l’ancien élève d’HÉC entre à son tour dans les chemins de fer. Il sera ainsi chef de gare à Saint-­Jean-­de-­Losne, dans la plaine de la Saône, puis à Louhans, capitale bressane.

Quelques repor­ta­ges, illus­trés de sa main, le conduisent au magazi­ne La Vie du rail. La guerre le surprend dans un bureau de la gare de Lyon. Après une brève expé­rience guerrière, il se retrouve, pour un quart de siècle, à Paris, où le saisit chaque jour davan­tage la nostalgie du pays natal. Cela ne l’empêche pas de rédiger et d’illus­trer Les Voyages du profes­seur Lorgnon, sorte de moderne tour de France d’un homme qui comprend d’autant mieux les autres terroirs qu’il porte le sien au plus profond de son cœur.

Sa retraite, prise en 1969, lui permet enfin de s’ins­taller avec son épouse et leurs quatre enfants à Comma­rin, cent soixan­te-­quinze habi­­tants, dans cette partie de la Bourgogne située entre Dijon et Autun. Avec l’aide de sa famille, il fait renaître le hameau abandonné de La Pourrie, cinq feux, dans la vallée de l’Ouche, parcelle après parcelle, ruine après ruine. Il peint et il écrit, entre cent autres activités.

On a peu remar­qué, en 1952, son premier roman La Pie saoule. Deux ans plus tard, Walther, ce Boche, mon ami, montre qu’on possède avec lui un non-con­for­miste absolu, anarchiste solitaire et philo­so­phe, qui ignore la haine, « sans autre chef que sa conscience ».

Le succès viendra en 1978, avec La Billebaude : près d’un demi-­mil­­lion d’exem­plaires vendus en quelques mois ! Ce « débu­tant » de soixan­­te-six ans va devenir l’incar­na­tion vivante de l’antique sagesse paysan­ne. Désor­mais, il célèbre ce que le grand Giono, celui d’avant-­guerre, nommait Les Vraies Richesses.

Ce roman va relancer Le Pape des escargots, publié cinq ans aupara­­vant et qui avait sans doute paru trop insolite à un public urbain ; il n’est pas commun de choisir pour héros un chemi­neau, vagabon­dant de village en village, et dont on s’aperçoit vite qu’il est en réalité quelque grand initié, colpor­teur de légendes fabuleuses et d’invec­tives pittoresques.

Conteur à l’ancienne mode, celle des inspi­rés qui poursui­vaient la tradi­tion orale des grands lyriques d’une Gaule éprise de merveilleux, cet écri­vain à nul autre pareil en notre époque va se révéler un vrai poète tellu­rique et mystique.

Il surveille le passage des sangliers et observe leurs traces, paral­lèles à la Voie lactée. C’est pour lui « le chemin des étoiles », celui qui, de Véze­lay, conduit les pèle­rins à Saint-­Jac­ques-­de-­Com­pos­telle : « Sans doute les techno­cra­tes, les socio­lo­gues, les politi­ques, les mercantis et la foule des idoles urbani­sés n’en ont-ils cure. Ils l’ignorent d’ailleurs. »

Lui, le « maître du bonheur », comme le dit sa fille Claudine, va nous ensei­gner, avec le sourire ironique que l’on devine sous les grosses moustaches brous­sailleuses « à la gauloise », les salubres leçons de la grande saga des origines.

La concep­tion du monde qui est la sienne se soucie infini­ment plus des réali­tés que des idéo­lo­gies. Il se méfie de toute politi­que, mais mar­tèle obsti­né­ment la certi­tude qui est au fond de lui : « Au coude à coude, il faut rassem­bler le plus grand nombre de gens du même sang. Voilà le premier conseil qui nous vient du fond de nos mémoi­res. »

Pendant les sept années qui lui restent à vivre, il fait figure de pro­phète et constate : « De toutes les tribus de France, ils m’écri­vent, pour me dire que je leur ai fait retrouver leur propre pays, leur race. »

Écrivain de combat, ce qui n’est pas contra­dic­toire avec un pacifisme foncier, Vincenot déclare qu’il faut toujours être prêt « à défendre l’hé­­ri­tage ». Et, au soir de sa vie trop brève, voici quelle fut sa prière :

« Merci, grand Dieu du ciel et puis de la terre, de m’avoir fait naître dans cette race !… Et au beau milieu de ce pays-là qui fourmille de merveilles comme un ciel de Saint-­Jean grouille d’étoi­les. Et merci de m’avoir donné la possi­bi­lité et l’occa­sion de le dire, et de l’écrire, à toutes sortes de gens, à qui ça peut rendre grands servi­ces, embour­bés qu’ils sont dans le déses­poir et l’ennui industriels. »

Principales œuvres

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