Jacques Bainville

Jean Mabire, Que lire ? volume 4.

L’Histoire et l’action

On a trop tendance à enfermer Jacques Bainville dans ce qui fut sa constante hantise : l’anta­go­nisme franco-al­le­mand. Certes, si on se place au point de vue du « natio­na­lisme intégral » qui était le sien, cette séculaire querelle entre le Royaume et l’Empire — ou même, à l’en croire, entre les Gallo-­Ro­mains et les Germains — semble dominer l’aven­ture de la monar­chie capétienne.

Cet histo­rien, aux vues pénétrantes et parfois prophé­ti­ques, fut comme tout un chacun, prison­nier de son époque et aussi de ses partis pris. Ralliant très jeune l’équipe de L’Action française, il forma avec Charles Maurras et Léon Daudet un trio magni­fi­que­ment complémentaire.

Il fut donc un écrivain engagé et souvent partial, persuadé de détenir les vérités qui pouvaient assurer la péren­nité natio­nale, seule valeur absolue à ses yeux. Jamais son regard n’abolit les frontières et l’idée européenne, sous quelque forme que ce soit, lui fut toujours radica­le­ment étran­gère. Anglo­phile parce que germa­no­phobe, sa vision du monde ignora par trop des puissances aussi déter­mi­nantes que les États-Unis ou l’Union sovié­ti­que. Il mourut une dizaine d’années avant de pouvoir analyser les consé­quences de la paix en 1945, où s’impo­sait la vision du monde mijotée à Yalta. Il nous laisse cepen­dant — bien inesti­mable — une précieuse méthode d’ana­lyse histo­ri­que, tout entière basée sur l’expé­rience et un sain réalisme, ignorant les nuées humani­taires aujourd’hui univer­sel­le­ment triomphantes.

Sur la photo­gra­phie, très officielle et fort posée, des huit membres du comité direc­teur de l’Action française en 1908, on remarque un homme jeune — il n’a alors pas trente ans — au visage étran­ge­ment grave. Il est vrai qu’il porte en lui une vision fort réaliste, donc pessi­miste, de l’his­toire de sa patrie, sur laquelle il distingue de lourdes menaces.

Ce garçon se nomme Jacques Bainville et sa froideur détonne un peu au milieu de la fougue méridio­nale d’un Maurras ou d’un Daudet. Le jeune histo­rien fait figure d’enfant triste. C’est, comme il le dit lui-même, un Parisien de Vincen­nes, né le 9 février 1879, d’un père marchand de bois, d’ori­gine lorraine. Ce bourgeois typique est un républi­cain résolu et même « avancé ». La France de cette époque souffre et va souffrir longtemps du coup de tonnerre de 1870. Sans avoir connu cette défaite, le jeune Jacques, cadet d’une famille de cinq enfants, en restera toute sa vie profon­dé­ment marqué. Après des études à Henri-IV, le futur histo­rien s’ins­crit en droit.

Il abandonne vite les codes et la juris­pru­dence pour se perfec­tionner dans l’étude des langues étran­gè­res. Il possède parfai­te­ment l’alle­mand et l’anglais, correc­te­ment l’ita­lien et l’espa­gnol, suffi­sam­ment le russe. Comme il faut à chaque adoles­cent un maître à penser, il choisira Barrès, ce qui n’est pas telle­ment original au Quartier latin de cette époque. Depuis l’été de 1896, c’est-à-­dire depuis sa dix-sep­tième année, il passe toute ses vacances en Allema­gne. Ce pays le fascine, sans le séduire pour autant. Il éprouve un mélange d’admi­ra­tion et de répul­sion devant un empire qui compte désor­mais le double d’habi­tants de la France. Il ne peut que constater leur sens de l’orga­ni­sa­tion, de la disci­pline, de la « produc­tion » dans tous les domai­nes. De républi­cain, il devient royaliste, tant il découvre de volonté de puissance dans la monar­chie prussienne, tenue d’une main de fer par le nouvel empereur Guillaume II.

Son premier livre sera pourtant consacré à un tout autre souve­rain, l’anti­thèse même de l’actuel Kaiser : un jeune roi fou de roman­tisme échevelé, de musique wagné­rienne et d’archi­tec­ture baroque. Il décide de parler de ce monarque plus en psycho­logue qu’en histo­rien. En 1900, il publie, à demi compte d’auteur, Louis II de Bavière. Il n’a que vingt et un ans, mais se révèle un maître de la biogra­phie. Toute sa méthode se dévoile : non seule­ment racon­ter, mais expli­quer, montrer l’inexo­rable enchaî­ne­ment des faits et de leurs consé­quen­ces, à travers les généra­tions. Quand s’enve­nime « l’Affaire », il aura la singu­lière position de n’être ni dreyfu­sard ni anti-dreyfu­sard, écrivant même : « On retrouve partout la même mauvaise foi et le même entête­ment. »

S’il adhère à la jeune l’Action française, par l’inter­mé­diaire d’Henri Vaugeois, ce n’est pas par senti­ment mais par raison. Il devient vite spécia­liste de la politique inter­na­tio­nale, puis secré­taire de rédac­tion de ce qui n’est encore qu’une petite revue grise, vouée à la défense du néo-roya­lisme et de l’idée latine.

Il va profiter de cet organe, surtout quand il devient quoti­dien en 1908, pour dénoncer inlas­sa­ble­ment le péril allemand et les visées pangermanistes.

Août 1914 lui donnera tragi­que­ment raison. De malingre corpu­lence, il est vite réformé et rejoint son bureau de l’AF. Il publie alors son Histoire de deux peuples, où l’anta­go­nisme franco-­teuton est poussé jusqu’à la carica­ture. Comme, plus tard, dans sa célèbre Histoire de France, il néglige super­be­ment deux faits capitaux : le substrat celtique et l’influence germa­nique dans notre pays. Sa concep­tion d’une France latine colle étroi­te­ment à l’affir­ma­tion fort réduc­tion­niste de l’AF. Et s’il préco­nise un morcel­le­ment de l’Alle­ma­gne, il se garde bien d’évo­quer le problème des minorités dans l’Hexagone…

Les consé­quences politiques de la paix, paru dès 1920, dans lequel il annonce, fort lucide­ment, le futur conflit, évoquant de main de maître un natio­nal-­so­cia­lisme qui n’existe pas encore.

Il ne fera que répéter chaque matin ses mises en garde, jusqu’à sa mort, survenue peu de temps après son élection triom­phale à l’AF — l’Aca­démie française, cette fois — le jour même de ses cinquan­te-­sept ans, le 9 février 1936. Il reposera en Norman­die, à Marigny, dans la Manche, pays de sa femme. Le mouve­ment auquel il appar­te­nait étant alors condamné par l’Église, il n’aura droit qu’à des obsèques civiles et non religieu­ses. D’ailleurs, il était agnos­ti­que. La grande œuvre de sa vie est finale­ment non d’idéo­logie mais de méthode. Il a démon­tré, mathé­ma­ti­que­ment pourrait-on dire, l’enchaî­ne­ment en histoire des causes et des effets. Il a osé affirmer que les réalités sont têtues et se moquent des chimè­res, à commencer par les idées dites « généreuses ».

Sa dénon­cia­tion du traité de Versailles reste impec­ca­ble. Il lui reproche d’abord d’être un traité « moral », composé par des lecteurs de la Bible pour des lecteurs de la Bible. Il dénonce la supré­matie des hommes d’affaires et des techni­ciens sur les politi­ques. Il pressent, à travers Wilson, cette sorte d’impé­ria­lisme messia­nique améri­cain qui s’épa­nouira sous Roose­velt et demeu­rera désor­mais une constante, rempla­çant, à l’échelle du monde entier, ce que fut le panger­ma­nisme pour l’Europe. Ce qui reste vivant chez Bainville, c’est l’idée que l’étude de l’his­toire n’a d’intérêt que si elle débouche sur une action volon­ta­riste. Cet esprit, que l’on a prétendu à tort froid et sec, évoque par plus d’un côté Voltaire — on le voit bien dans son « roman » Jaco et Lori, où revient sans cesse la même excla­ma­tion : « Ça finira mal ! »

Peu importe ce perpé­tuel souci d’équi­libre entre la démocratie et la dicta­ture que Bainville crut trouver dans la monar­chie capétienne. Ce qui compte, c’est cette volonté d’un intel­lec­tuel de parti­ciper aux combats de son temps, d’être engagé, corps et âme, dans une grande querelle, au nom d’une certaine idée qu’il se faisait de la France. Sa devise, « comprendre pour agir », fut son honneur d’his­to­rien et de patriote.

Principales œuvres

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