John Meade Falkner

Jean Mabire, Que lire ? volume 4.

Contrebande, aventure et trésor caché

Pour le public de langue française, John Meade Falkner est l’auteur d’un seul livre. Mais quel livre ! Moonfleet n’est pas indigne de figurer dans une biblio­thèque à côté de ce chef-d’œuvre de la litté­ra­ture d’aven­tures qu’est L’Île au trésor de Steven­son. Le grand cinéaste allemand Fritz Lang fut telle­ment conquis par l’atmos­phère de mystère et de brume de ce livre qu’il en tira, en 1955, un film célè­bre, se montrant infini­ment plus fidèle à cette atmos­phère qu’à l’intrigue elle-même.

En raison de quelques hâtives adapta­tions abré­gées « à l’usage de la jeunesse », ce qui n’est pas, hélas, un critère de quali­té, on ne place guère Falkner à sa vraie place, qui est celle d’un authen­tique écri­vain. Il est rare en effet que des livres donnent une telle impres­sion de maîtrise. Les person­na­ges, l’intri­gue, les décors, tout cela est super­be­ment mis en place par un homme parfai­te­ment chez lui dans les paysages tourmen­tés du Dorset et capable de nous faire vivre, à un rythme haletant, une aventure qui se déroule au XVIIIe siè­cle, dans un pays encore marqué par une guerre civile, trop ignorée sur le continent.

Dans cette histoire de contre­ban­diers – qui fait songer aux meilleurs passages de L’Auberge de la Jamaïque de Daphné Du Maurier – l’aven­ture n’est pas exoti­que. Elle surgit au cœur même d’un village de la vieille Angle­terre, où des tradi­tions sécu­laires marquent encore chaque instant de la vie quotidienne.

Singu­lier destin que celui de ce Falkner dont la vie fut tout le contraire de l’exis­tence aventu­reuse des héros qu’il réussit à nous resti­tuer avec un rare bonheur : rarement récit histo­rique s’impose avec une telle présence que ce Moonfleet.

L’auteur de cette parfaite réus­site de litté­ra­ture de plein vent naît en 1858 dans l’Oxford­shire. Il est le fils d’un pasteur de village et on retrou­vera sans doute dans le révé­rend Glennie beaucoup des traits d’un père que l’on imagine homme de carac­tère, plus porté à l’action qu’à la contemplation.

John Meade, à la fin de ses études, part pour la célèbre ville univer­si­taire d’Oxford, où il va se révéler un touche-à-­tout parti­cu­liè­re­ment élec­trique et brillant.

Sans trop savoir encore quelle carrière il va embras­ser, il se voue aux sciences histo­riques : archéo­logie et paléo­gra­phie. Il se passionne pour le Moyen-Âge et devient un bon spécia­liste de l’art héral­di­que, porte ouverte sur l’étude des person­nages de remar­que, de leurs exploits, de leurs allian­ces, de leur rayonnement.

Falkner va-t-il être ensei­gnant ? Il ne le sait pas trop lui-même quand il reçoit une propo­si­tion assez sédui­sante : il s’agit de devenir le précep­teur des enfants de sir Andrew Noble. Ce person­nage, fort en vue en Angle­terre, n’est autre que le direc­teur de la firme d’arme­ment Armstrong-Whitworth.

Il faut croire que Falkner fut fort appré­cié par le père des enfants qu’il devait instruire puisque, leur éduca­tion termi­née, celui-ci ne voulut pas se passer des services d’un homme qu’il avait appris à connaî­tre. Il lui offrit tout simple­ment de travailler avec lui dans ce métier assez parti­cu­lier de « marchand de canons ».

Le plus extra­or­di­naire, c’est que notre jeune histo­rien, que l’on pouvait croire perdu dans ses manus­crits médié­vaux, allait devenir le direc­teur de la firme et se révéler un as de cette profes­sion insolite. On le vit à travers toute l’Europe, traitant avec les gouver­ne­ments et parve­nant à leur vendre les plus modernes produc­tions de sa redou­table industrie.

Il faut croire que ses activi­tés commer­ciales le laissent quelque peu insatis­fait, car il se lance dans l’écri­ture avec un enthou­siasme qui dénote une belle jeunesse d’esprit.

On prétend qu’il profite de ses longs voyages en train, entre deux visites à de gros clients, pour s’évader dans une sorte d’arriè­re-­monde. Car il a une passion pour la litté­ra­ture fantas­tique – un genre qui trouvera toujours un large public dans une Angle­terre encore nourrie de légendes mysté­rieuses héri­tées des Celtes ou des Saxons. Son modèle est Sheridan Le Fanu, un écri­vain irlan­dais, né en 1814 et mort en 1873, dont les histoires de vampires et de revenants feront déli­cieu­se­ment trembler d’effroi plusieurs géné­ra­tions de Britanniques.

Ainsi Falkner écrit, en 1895, The Lost Stradivarius et, en 1896, The Nebuly Coat.

En 1898, il a quarante ans, une situa­tion envia­ble, quelque loisir et une imagi­na­tion galopante. Il publie alors ce chef-d’œuvre du roman d’aven­tures et même du roman tout court qu’est Moonfleet.

Le premier à s’aper­ce­voir qu’il s’agit d’un très grand bouquin est Thomas Hardy, l’auteur de Jude l’Obscur et de Tess d’Uberville. Il y a une indé­niable parenté entre les deux hommes, même si Hardy est l’aîné d’une vingtaine d’années de Falkner.

Il est origi­naire du Dorset, un comté du sud-ouest de l’Angle­terre proche de la Cornouaille et de ses côtes sauva­ges. Ce Dorset est juste­ment le décor choisi par Falkner pour l’aven­ture de Moonfleet.

Les deux hommes se rencon­trent, s’appré­cient, s’écri­vent. Hélas, leur corres­pon­dance sera détruite dans un incendie et nous se saurons pas grand chose de cet échange intellectuel.

Falkner sait désor­mais qu’il peut être écri­vain à part entière. Il songe à un nouveau roman, dans l’esprit de celui qui vient de lui valoir l’estime d’un des plus grands écri­vains anglais de son temps. Pendant deux années, il travaille avec l’enthou­siasme de celui qui se sait maître de son métier. Mais il perd le manus­crit au cours d’un voyage en train !

Y voit-il un signe du destin ? En tout cas, il ne le reprendra jamais et ne publiera plus un seul livre jusqu’à sa mort en 1932, alors que ses travaux d’épi­gra­phie médié­vale ont fait de lui le conser­va­teur honoraire du musée de Durham, en Angle­terre septentrionale.

Homme d’un seul grand livre, Falkner est de ces roman­ciers qui parlent à la première personne et nous lancent de plein pied dans l’inso­lite et ce que Mac Orlan, en bon connais­seur, appelait le fantas­tique social : « Je m’appelle John Trenchard et j’avais quinze ans lorsque débuta cette histoire. Tout commença un soir d’automne de l’année 1757. »

Un garçon de son âge vient d’être tué d’un coup de feu alors qu’il parti­ci­pait à un débar­que­ment de marchan­dises avec des contre­ban­diers. Son auber­giste de père, incon­so­lable de la perte de ce fils unique, va trans­férer toute sa tendresse pater­nelle sur le jeune John. Voici l’ado­les­cent engagé dans une aventure au bout de laquelle il trouvera le bagne, l’amour et la fortune. Mais que d’épreuves à affron­ter, au cours d’un véri­table parcours initia­ti­que, dont le symbole le plus évident est l’écusson de la famille seigneu­riale de Moonfleet : les Mohune.

Ces armes repré­sentent un « pairie » de sable sur fond d’argent. Mais le recteur de la paroisse voit dans ce signe héral­dique une sorte de Y ou de croisée des chemins auquel tout homme est confronté au cours de sa vie. La voie de gauche, large, descend vers la vie facile ; la voie de droite, au contraire, est un dur chemin escarpé qui monte vers la vraie vie, toute d’effort et de combat.

Telle est la morale de ce récit, où ne manquent pas fantôme d’un pirate nommé Barbe-­Noire, crypte sépul­crale, message chiffré, diamant caché au fond d’un puits et cette lumière d’une bougie qui brûle chaque nuit pendant des années à la fenêtre de la jeune fille qui saura attendre fidè­le­ment le héros de cette merveilleuse histoire.

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