René Barjavel

Jean Mabire, Que lire ? volume 4.

Présence de l’extraordinaire

Quel plus beau cadeau posthume peut-on faire à un écrivain que de publier en un seul volume, à l’occa­sion du dixième anniver­saire de sa dispa­ri­tion, ses huit meilleurs romans ? Ainsi, Barjavel revient parmi nous et s’affirme tranquille­ment comme l’inven­teur français de ce genre que d’aucuns nomment « scien­ce-­fic­tion » et qu’il se borna, plus simple­ment, à quali­fier : « extra­or­di­naire ».

Quand il s’engagea sur ce si singu­lier chemin litté­raire, celui-ci n’était pas encore encombré et il sut toucher des lecteurs séduits par la nouveauté de cette entre­prise. La décou­verte de Ravage, pour un adoles­cent de 1943, peut, sans exagé­ra­tion, être quali­fiée d’évé­ne­ment. Cette histoire nous proje­tait dans le monde futur avec une telle force qu’elle réussit à nous rendre le présent singu­liè­re­ment inactuel.

À peine remis de ce direct au plexus solaire, nous subis­sions l’élec­tro­choc du Voyageur imprudent. De quoi en avoir le souflle coupé pour longtemps !

Même s’il a continué sur cette voie, attei­gnant à une indéniable maîtrise avec La Nuit des temps ou Le Grand Secret, Barjavel ne pouvait plus faire figure de fulgu­rant novateur. Il n’avait sans doute pas le souflle d’un très grand écrivain et ses opinions souvent bien confon­nis­tes, à mi-chemin de l’anar­chie souriante et de l’éco­logie pleur­ni­charde, ne furent pas celles du prophète que l’on avait cru voir surgir au plus noir des années d’Occu­pa­tion et de guerre civile. Il lui manqua peut-être le génie de l’impré­ca­tion et on ne sait quelle vocation de la solitude.

« Mon nom, Barja­vel, signifie “bavard” en proven­çal. Ce n’est sûrement pas à moi que ce terme s’applique car je suis très taciturne — et ma famille s’en plaint souvent — mais il s’agit à coup sûr d’un ancêtre qui devait autre­fois conter des histoires au coin du feu à la veillée. » Ainsi, en quelques lignes, Barjavel se présente et présente la terre qui est la sienne et le peuple auquel il appar­tient. C’est un vrai méridio­nal, né à Nyons, dans la Drôme, le 24 janvier 1911, et issu d’un milieu très populaire.

Son père, fils de paysans, est devenu boulanger au terme d’une jeunesse de petit berger. Cet ancien enfant de chœur, que le curé de son village a éveillé à l’occitan et même au latin, se veut « libre-­pen­seur ». Cela ne l’empê­chera pas d’épouser une protes­tante assez rigoureuse.

Le jeune René, cadet de la famille, réussit à conci­lier ce mélange explosif et va rester toute sa vie anticlé­rical et panthéiste ; son paganisme se teintant parfois de rigueur calviniste.

Indul­gent aux illusions révolu­tion­naires et même totali­tai­res, il gardera le sens des tradi­tions, artisa­nales comme provinciales.

Il suit son profes­seur de français qui part pour Vichy et va le conduire au bacca­lau­réat. Sa famille est trop modeste pour qu’il envisage des études supérieu­res. Alors il est « pion », courtier immobi­lier, employé de banque et trouve finale­ment sa vocation au Progrès de l’Allier, où il commence, au bas de l’échelle, une carrière de journa­liste. Il va tout appren­dre. À écrire d’abord. À se méfier de la politique ensuite. Ce qu’il voit du radical-­so­cia­lisme ambiant le décide « à ne jamais adhérer à aucun parti, à ne jamais se laisser duper par aucune idéolo­gie. »

La grande rencontre de sa vie sera celle de l’édi­teur Denoël, venu à Vichy en 1935 pour une confé­rence. Cet original est frappé par l’intel­li­gence de ce jeune journa­liste d’un petit quoti­dien de province. Il lui propose de « monter » à Paris.

Cette promo­tion lui permet de décou­vrir un monde dont il ignore tout. Pourtant, il restera tout le reste de son existence assez provin­cial d’allure, de tempé­ra­ment, d’opi­nion même. Il mettra longtemps avant de publier, en 1943, son premier roman, Ravage. Il a déjà trente-­deux ans.

L’action se passe en 2052 et l’écri­vain possède assez de curio­sité scien­ti­fique pour imaginer une civili­sa­tion tout entière dépen­dante de la puissance énergé­ti­que. Que la machine se grippe pour une cause inconnue et le monde s’arrête. Ne vont subsis­ter, dans le nouveau désert, que les tempé­ra­ments capables de revenir aux anciennes forces.

On peut voir dans cette fable, par ailleurs assez sinis­tre, une apologie du retour à la terre, alors fort à la mode. Mais ce qui compte plus que la philo­so­phie assez naïve de l’auteur, c’est une extra­or­di­naire prémo­ni­tion de l’Apo­ca­lypse. Plus encore que par quelque système politi­que, les hommes seront détruits par un machi­nisme devenu fou. Barjavel se révèle, dès son premier livre, un singu­lier vision­naire, capable de conduire les inven­tions scien­ti­fiques jusqu’à leur terme le plus absurde. Ce qu’il apporte alors de neuf, c’est la rigueur, la logique et aussi, parfois, l’humour. Sa touche origi­nale demeure peut-être cette sorte de distance lucide qui fait davan­tage de lui un sceptique qu’un prophète.

René Barja­vel, qui est alors le chef de fabri­ca­tion des éditions Denoël, se voit sacré du jour au lende­main roman­cier, et non des moindres. Il a d’emblée trouvé son style. On le verra bien quand paraît dans l’heb­do­ma­daire Je suis partout quelques nouvel­les, puis, en feuilleton du 24 sep­tembre 1943 au 14 jan­vier 1944, son second roman, Le Voyageur imprudent.

Impru­dent, Barjavel l’est aussi de confier sa prose au plus engagé des organes de la colla­bo­ra­tion. Et à cette date, où restent dans l’organe quasi officiel du fascisme unique­ment ceux qui affirment chaque semaine — et jusque sur les estrades — qu’ils ne sont pas des « dégon­flés ».

Pourtant, l’argu­ment de ce récit n’a rien de politi­que. C’est à nouveau une histoire « extra­or­di­naire ». Un homme, qui a le singu­lier privi­lège de voyager dans le temps, tue son ancêtre direct lors du siège de Toulon par Bonaparte. Du coup, il n’existe plus lui-même.

L’idée est ingénieuse et le roman­cier la développe avec une habileté qui fera date.

Lors de l’épu­ra­tion, on lui repro­chera cette parti­ci­pa­tion à JSP, sans pouvoir d’ailleurs retenir d’autres éléments contre lui. Il n’a pas encore publié son Journal d’un homme simple, tenu lors de la libéra­tion de Paris : « Mainte­nant, il y a quelque chose d’irré­pa­rable entre Paris et les Allemands. Ceux-ci n’oublie­ront jamais que les Parisiens ont rompu l’armis­tice et traqué comme des lapins les soldats de la Wehrmacht Les Parisiens n’oublie­ront jamais que les tanks, les mitrailleuses et les canons allemands ont tiré sur des foules désar­mées. » Il reproche aux FFI d’avoir engagé le combat contre un ennemi qui ne songeait qu’à se replier. Il leur reproche surtout le sinistre carnaval des femmes tondues.

Lui, il reprend son métier de journa­liste en ayant eu la chance de ne pas figurer sur quelque liste noire. Le voici critique drama­tique à Carrefour. Il se remet au roman : Tarendol, qui est un succès et Le Diable l’emporte, qui est un échec. Alors, il sera adapta­teur-­dia­lo­guiste de cinéma, tout en colla­bo­rant au Journal du dimanche.

Très en retrait lors de l’agi­ta­tion de 1968, qui choque son profond bon sens paysan, il se lance à nouveau dans ce qu’il nomme le « roman extra­or­di­nai­re». Il a deux bonnes idées : La Nuit des temps et Le Grand Secret où l’on retrouve le Barjavel de Ravage.

Il lui reste à publier ses chroniques et ses souve­nirs — notam­ment une émouvante évoca­tion de son enfance méridio­nale avec La Charrette bleue.

Il joue au sage et se veut, sur les rives de la Seine, paysan du Danube ou plutôt de l’Aygues. De l’extra­or­di­naire, il passe au merveilleux, donnant avec L’Enchanteur un nouveau visage de Merlin.

De la Drôme à la Breta­gne, il a bouclé son voyage. Lucide et parfois amer : « La France ne croit plus. En rien. C’est grave. Car la réalité n’existe que si l’on y croit. Ce à quoi on ne croit plus dispa­raît. Il faut que les racines et les feuilles croient à l’arbre. »

Quant à sa position politi­que, il l’avait exprimée claire­ment dès août 1944 : « Je hais la foule. Et j’aime le peuple. »

Principales œuvres

Filmographie