Stephen Hecquet

Jean Mabire, Que lire ? volume 4.

La jeunesse, l’amitié et l’insolence

Nous qui ne l’avons pas connu, il faut bien nous résoudre à parler de lui. Ses amis ne nous pardon­ne­raient pas notre silence. Les vivants, Héduy ou Wagner. Les morts, surtout, terri­ble­ment plus nombreux : Nimier, Lauden­bach, Blondin. Quelques autres. C’est sans nul doute une grande injus­tice que le silence aujourd’hui fait sur son nom, alors que de Boris Vian, à qui il ressemble par plus d’un trait et qui disparut quelques mois avant lui – et de la même maladie, le cœur – on trouve encore les livres pour entre­tenir le souvenir et le mainte­nir, lui qui avait le même âge, « prince de la jeunesse ».

Stephen Hecquet, qui mena une triple vie d’avo­cat, de roman­cier et de journa­liste, nous laisse une douzaine de bouquins et, dit-on, deux mille articles. Il laisse surtout, pour ceux qui l’ont connu, un souvenir ébloui : le causeur et l’ami l’empor­taient sur l’écri­vain. Aux autres, les héri­tiers incons­cients de cet inconnu, de décou­vrir un homme qui fut tout à la fois talent, enthou­siasme, lucidité et aussi insolence. C’est peut-être cette dernière vertu qui manque le plus aujourd’­hui, en une époque de consensus mou, ce chancre qui ronge un pays accep­tant le suicide à condi­tion qu’il soit remboursé par la Sécu­rité sociale.

Dans Les Guimbardes de Bordeaux, Hecquet nous avait préve­nus. Le Paris d’août 1944, dont on célébra voici peu le cinquan­te­naire, portait aussi sûre­ment la mort de la nation que le Bordeaux de juin 1940. Une fausse victoire n’effaçait pas une vraie défaite.

Quand il célèbre ses vingt ans, le 27 juillet 1939, cela fait une douzaine de jours que la France a vécu une éblouis­sante fête natio­nale. Jamais les troupes qui ont défilé sur les Champs-É­ly­sées n’ont été aussi super­bes, dans tous les sens de cet adjectif très Grand Siècle. Ce jour-­là, nous pouvions tous nous croire invin­ci­bles. Moins d’un an plus tard, la défaite devait nous apparaître comme le fait majeur de ce siècle.

Tout le person­nage que fut Stephen Hecquet s’explique par de telles journées de gloire et de misère.

D’une famille de cinq enfants, il appar­tient totale­ment à ce Nord laborieux et réaliste, qui se souvient parfois d’avoir été jadis le cœur même de la Flandre. Son père est de Denain et sa mère de Valen­cien­nes, ville où Stephen vit le jour, le 27 juillet 1919. Études secon­daires à Valen­cien­nes. Il brille en lettres et s’affirme nul en maths. Une année de philo au collège Stanislas ; une année de khâgne au lycée Louis-Le-Grand. Ce n’est pas une mauvaise prépa­ra­tion pour l’épreuve qu’il veut affronter : il est pourtant recalé au concours de l’École normale supé­rieure. Il s’en conso­lera d’autant plus que la guerre va le conduire sur d’autres chemins que ceux de la montagne Sainte-Geneviève.

Il a juste le temps d’être démo­bi­lisé comme artilleur quand s’effondre l’armée française, sous les coups de boutoir des panzers et des stukas. Il reste en zone libre et parti­cipe à l’aven­ture des Chantiers de la jeunesse, où il croit vivre cette grande réforme intel­lec­tuelle et morale qu’exi­geait Renan après une autre année terri­ble. S’y ajoute la vie au grand air, la pratique du sport, le culte de l’effort physique et du chant choral.

À la disso­lu­tion des Chantiers, au début de l’année 1943, il devient chef adjoint du cabinet du préfet de Seine-et-Oise, à Versailles. C’est, pour ce garçon de vingt-­trois ans, un merveilleux poste d’obser­va­tion – et d’action. Il s’y sent aussi éloi­gné de la Colla­bo­ra­tion que de la Résis­tance, parfai­te­ment fidèle au gouver­ne­ment du maré­chal Pétain qu’il ne reniera jamais. De là date chez lui une aversion pour le général De Gaulle qui n’aura même pas besoin de la guerre d’Algérie pour s’exacerber.

On ne peut rien lui repro­cher, bien qu’il ait vécu les drames de l’épu­ra­tion avec un senti­ment d’hor­reur incoer­ci­ble. Il reprend ses études, termine son doctorat en droit, suit les cours de l’École des Sciences politiques et s’ins­crit au Barreau.

Au temps de la révo­lu­tion natio­nale, il se croyait appelé à devenir un des respon­sables de la jeunesse, un « chef » comme on disait alors. Il sera juriste, ce qui lui vaudra d’accom­pa­gner jusqu’au poteau, face aux douze fusils, quelques garçons de son âge qui avaient choisi des chemins encore plus périlleux.

Il parvient quand même à sauver quelques têtes. Plaider semble toute sa vie. On va pourtant décou­vrir que ce grand avocat, qui s’impose à tous et même à ses confrères éblouis par tant de fougue, est aussi un écri­vain. Et non des moindres.

Dès 1946, il publie un premier roman qui ressemble à une confes­sion : Daniel. Le héros porte le prénom qu’il aurait aimé se choisir – comme celui de Gilles obsé­dait Drieu. Cinq ans plus tard, Daniel II viendra compléter cet autopor­trait, à peine déguisé sous quelques voiles trans­pa­rents assez gidiens. Il songe à un Daniel III, qui ne verra jamais le jour.

C’est qu’il a décidé d’écrire un « vrai » roman : Bons pour la mort, qui porte un sous-­titre éloquent : « les trop purs ». Un demi-­mil­lier de pages bien serrées, dans tous les sens du terme. C’est un peu un tableau de sa géné­ra­tion. C’est aussi celui de sa maladie, car il se sait condamné à mourir jeune, lui qui avait une carrure d’avant-­centre de rugby. En témoigne ce curieux récit, La Grande Chance de M. Ferdinand Ma­rie-­Ma­de­leine, cardiaque, dans lequel il s’amuse à se carica­turer lui-même sous le nom de Stephen Hocquet.

Il est aussi moraliste et pamphlé­taire. À son Plaidoyer pour l’avocat, à son essai L’Homme accusé, belles exalta­tions d’un métier compris comme un sacer­doce, il ajoute un petit livre qui fera beaucoup de bruit : Faut-il réduire les femmes en escla­vage ? (tout comme l’Angle­terre, à en croire Henri Béraud). Cela lui vaudra beaucoup d’ennemis et surtout d’enne­mies. Il n’aimait pas les dames, avec une sorte d’ani­mo­sité tranquille et obstinée.

Plus encore que son roman sur Les Garçons, il se révèle dans son étrange récit Anne ou le garçon de verre, tout petit livre sur l’indifférence.

Je ne sais si tous les lecteurs de son dernier roman, qui faillit de peu paraître à titre posthume, Les Collégiens, seront séduits par cette galerie de portraits non des élè­ves, mais des « maîtres » qui ont la charge de les éduquer. Les guille­mets s’impo­sent, tant ces person­na­ges, presque tous ecclé­sias­ti­ques, sont pour la plupart grotes­ques et souvent odieux. Mais ceux qui ont fait leurs études au collège Stanislas recon­naî­tront sans mal quelques silhouet­tes. Comme s’excla­mait son amie Anne-­Marie Cazalis à propos de tout – et de rien – « C’est à hurler de rire. » Je m’y suis laissé prendre moi-même, un demi-­siècle après avoir quitté la chère maison, ici renom­mée collège Baltha­zar. Et puis, brusque­ment, surgit dans ce cloaque, quelque admirable figure : un enfant, un prêtre, comme le souvenir fugitif d’une adoles­cence que rien ne parve­nait à tuer. Quel bouquin !

Son talent d’écri­vain et de polé­miste, Stephen Hecquet l’a démon­tré comme en se jouant dans son pamphlet Les Guimbardes de Bordeaux, dont le titre répond aux Taxis de la Marne de son ami-en­nemi Jean Dutourd (il y a entre eux le général De Gaulle, ce qui n’est pas rien).

Ce qu’il a vu à Bordeaux en juin 1940 et ce qu’il a vu à Paris en août 1944 lui apparaît comme étran­ge­ment similaire.

Le peuple qui applaudit une victoire gagnée par d’autres et se venge sur ses compa­triotes de sa propre lâcheté est incapable de voir l’avenir sous d’autres traits que ceux du passé.

« La nation française, retom­bée si complai­sam­ment dans ses errements donne à nouveau [en 1958] la pleine mesure de sa séni­li­té. […] Rebelle, ah ! oui, mais rebelle à tout effort d’ima­gi­na­tion. Assez bête pour dire non à tout, trop lâche pour répondre à l’invi­ta­tion de l’inconnu. Chauvine par manque de courage et de tempé­ra­ment, comme tant de filles ne demeurent vertueuses que par frigi­dité ! »

Stephen Hecquet meurt le 15 mai 1960, dans sa quaran­tième année. Même ceux qui ne l’ont pas connu devinent qu’il nous manquera longtemps.

Principales œuvres

À consulter