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Abel Bonnard Un aristocrate populiste

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Les éditions du Trident viennent de rééditer un livre totalement introuvable d’Abel Bonnard : L’Amitié. Il y a quelques années, les éditions du Labyrinthe rendaient vie à un autre essai capital qui, sous le titre Les Modérés, dénonçait en 1936 les responsabilités des bourgeois réactionnaires dans « le drame du présent ». Des Inédits politiques ont paru aux éditions Avalon, ainsi qu’une copieuse biographie. On nous promet une réédition de L’Argent et du Saint François d’Assise. Désormais, grâce à tant d’efforts récents, l’ancien ministre de l’Éducation nationale du gouvernement de Vichy, mort en exil à Madrid en avril 1968, alors que s’amassaient les sombres nuées d’un trompeur orage étudiant, n’est plus un inconnu pour ceux qui furent ses admirateurs inconditionnels mais aveugles, faute de savoir qui il fut réellement : révolutionnaire, européen et non « hexagonal », panthéiste et non chrétien, en définitive un phénomène atypique de la société française de son temps. On peut ne pas partager ses idées, incisives et dérangeantes. On ne peut que respecter l’homme, délicat et solitaire. On ne peut aussi qu’admirer l’écrivain, un des plus habiles orfèvres de la langue française, dont toute l’œuvre est à la fois dramatique et recherchée.

Peu d’écrivains ont donné leur nom à un genre littéraire. Bonnard, si. On nomme « bonnardises » ces petites phrases courtes, parfois méchantes, toujours exactes, qui dépeignent un personnage en quelques coups de plume, dont les égratignures évoquent les griffes d’un chat. Ainsi De Gaulle : « le nain interminable », Laval : « le plus germanophile des attentistes », Pétain : « paysan assez matois, égoïste et d’un caractère louvoyant », Weygand : « (il) affirmait : “Je dis tout ce que je pense”. Ça ne le menait pas loin ».

On conçoit que Bonnard n’avait pas que des amis autour de la table gouvernementale de l’hôtel du Parc, à Vichy, où il s’est assis le 18 avril 1942 !

Né à Poitiers, le 21 décembre 1883, il n’est pas, comme l’affirme l’état-civil, le fils d’Ernest Bonnard, directeur des prisons de la Vienne, mais d’un aristocrate italien Gigi Primoli qui séduisit sa mère, Marie-Pauline Benielli, originaire d’Ajaccio, très peu de temps avant son mariage avec le « maton » complaisant.

Moitié Corse et moitié Romain, notre « fils de la mer » exilé sur le continent, est apparenté, comme beaucoup de ses compatriotes, à Napoléon Bonaparte. Il rêvera d’ailleurs toute sa vie d’écrire une biographie de son lointain et illustre parent.

Cette bâtardise, longtemps cachée, explique l’attachement que l’enfant portera à sa mère, morte nonagénaire, en exil à Sigmaringen, malgré les soins affectueux du Dr Destouches, plus connu sous le nom de Céline.

Petit homme à la chevelure de mousse sylvestre et à la moustache un peu démodée que le temps grisonnera, Abel Bonnard, dont les yeux vifs et les gestes secs évoquent la Méditerranée, se montre grand seigneur jusqu’au bout des ongles. Fin lettré, féru de littérature gréco-latine et d’art extrême-oriental, mais recalé à Normale Sup, il « entre en poésie » en 1906 comme d’autres en religion. Ce solitaire-né est par ailleurs le plus brillant causeur des dîners parisiens où ses « bonnardises » irritent mais éblouissent. Modeste, il parle fort peu d’une très belle guerre en 14-18.

Malgré son tempérament de vif-argent, il publie au compte-gouttes des romans qui n’en sont pas (La vie et l’amour), des récits de voyages qui vont bien plus loin que le pittoresque (En Chine, Au Maroc, Océan et Brésil, Navarre et vieille Castille), des études littéraires, notamment sur Stendhal, des essais esthétiques et philosophiques. Bon écrivain, sans aucun doute, mais sur un registre relativement mineur, non pas certes par les idées qu’il polit, mais par les genres qu’il affectionne : brochures, préfaces, discours, messages, introductions et autres notules. L’Académie française le recevra en 1933 et le chassera douze ans plus tard.

Son meilleur livre ? Sans doute sa biographie de Saint François d’Assise, dont le christianisme émerveillé et naturel se nourrit d’un paganisme de grande santé. Un autre de ses « héros » familiers appartient au même monde « romain-germanique », c’est Frédéric II de Hohenstaufen. Toute sa vie, il rêvera d’une sorte de synthèse des deux personnages et croira peut-être la découvrir en… Adolf Hitler !

Sa germanophobie instinctive se transmue en germanophilie attendrie.

Observateur impitoyable des classes possédantes, il s’enthousiasme pour les paysans et les ouvriers avec une naïveté qui le conduira avant la guerre dans le mouvement de Doriot, le PPF, qui lui semble capable de susciter une aristocratie prolétarienne. Il n’est point démocrate : « Le pis, dans la démocratie, réside non seulement dans les idées basses qu’elle répand, mais encore dans les idées hautes qu’elle dénature. »

Partisan d’une politique à la fois régionaliste et continentale, il se hérisse, en vieil Européen cultivé, ignorant des frontières, contre les Soviets et contre les Yankees. Ni nationaliste, ni catholique, ni colonialiste, il n’appartient en rien à la droite classique. Aussi 1940 le verra rapidement du côté des ultras de la Collaboration, avec des hommes comme Châteaubriant, Drieu La Rochelle ou Benoist-Méchin. L’ancien socialiste Déat le séduit comme l’a séduit l’ancien communiste Doriot. Il réserve ses insolences pour Maurras et ses amis royalistes.

Ministre de la tendance minoritaire, il parvient en 1945 à se réfugier en Espagne. Condamné à mort par contumace, il se présente volontairement devant la Haute Cour en 1960 et s’en tire avec dix ans de bannissement, peine imprévue et déjà largement purgée.

Il préfère un exil espagnol, où il vivra pauvrement et n’écrira plus guère. Il renoue le dialogue avec les oiseaux de son enfance et compte ses amis sur les doigts d’une main.

« Ce n’est pas assez pour une belle vie d’avoir de nobles amis ; on voudrait avoir aussi des ennemis nobles. »

Il n’a pas eu cette chance. Il meurt en exil à Madrid, le 31 mai 1968.

Jean Mabire.