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Agatha Christie La dame du crime

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Un portrait dans l’émission de télévision Un siècle d’écrivains a rendu à la chère Agatha Christie l’hommage que méritait cette vieille lady, reine incontestée de la detective novel, genre littéraire dont ses compatriotes des deux sexes sont les maîtres incontestables et d’ailleurs incontestés.

On ne peut imaginer écrivain plus enraciné dans son comté natal du Devon. Et pourtant, son succès mondial est prodigieux. Avec — dit-on — deux milliards de livres vendus, on la classe parmi les trois best sellers universels, en compagnie de la Bible et de Shakespeare. Certains prétendent même que le dramaturge élisabéthain doit s’incliner — galanterie oblige — devant cette autodidacte sans véritable prétention littéraire.

Ce qui est fantastique dans son aventure, c’est sans doute cette rencontre entre le milieu le plus bourgeois, confortable et paisible qui puisse s’imaginer, et l’intrusion brutale du crime, de l’inconnu et de la peur. En un mot de l’aventure.

Parfaite incarnation de l’insularité britannique — ce qui ne l’a jamais empêché de vagabonder à travers le vaste monde — elle était, comme de bien entendu, farouchement conservatrice et gentiment xénophobe. Ces sentiments aujourd’hui démodés, si ce n’est répréhensibles, n’enlèvent, fort heureusement, rien à son talent ni, curieusement, à son audience universelle.

Paradoxe fort ironique : la plus anglaise des romancières anglaises, au point d’en être parfois caricaturale, était la fille d’un… Américain. Ce Frédéric Alvah Miller, assez à l’aise financièrement, avait préféré le vieux monde au « brave new world » d’outre-Atlantique et avait décidé de s’enraciner dans le comté britannique du Devon, dans le sud-ouest de l’Angleterre. Son épouse, Carissa Margaret Boechmer, lui a donné trois enfants dont la cadette va se prénommer Agatha.

Elle naît le 15 septembre 1890, dans la petite cité balnéaire de Torquay, non loin de la célèbre lande de Dartmoor, immortalisée par Conan Doyle dans Le Chien des Baskerville.

Son enfance dans une petite ville provinciale, totalement imprégnée d’un style de vie encore victorien, se déroule dans une belle demeure semi-campagnarde à l’imposante domesticité : deux femmes de chambre, une cuisinière, un maître d’hôtel, un jardinier et, bien entendu, l’indispensable nurse qui s’occupe des enfants et évite la promiscuité de l’école en leur apprenant des comptines populaires.

Agatha est, de plus, pourvue d’une grand-mère, qu’elle nomme « Grannie » à la mode britannique, et qui est le type accompli de la vieille dame anglaise, autoritaire, certes, mais assez excentrique pour se faire adorer de sa petite-fille.

On retrouvera bien des traits de son milieu familial dans les futurs romans d’Agatha.

Elle ignore qu’elle deviendra un jour un écrivain célèbre dans le monde entier et se sent plus attirée par l’opéra que par le roman. Elle se croit capable de devenir une grande chanteuse et part pour deux années à Paris. C’est un échec total. Certes, elle possède un beau filet de voix, mais elle est affligée d’une timidité quasi maladive qui ne lui fera jamais surmonter ce qu’on nomme « le trac ».

Son père est mort quand elle avait quatorze ans. Sa mère est prête à passer tous ses caprices à cette belle jeune fille, snob, sportive, spirituelle, assez non-conformiste quand on songe à son milieu d’origine.

Un écrivain régionaliste l’encourage à noircir du papier. Elle préfère pourtant s’amuser et devient le « flirt » favori des jeunes gens de la bonne société de sa bourgade. À ce jeu, elle trouve rapidement un mari, Archibald Christie, et l’épouse à la veille de Noël 1914.

La guerre fait rage sur le continent. Son époux devient pilote dans la Royal Air Force et elle s’engage comme infirmière dans un hôpital, où elle se révèle une grande spécialiste des potions et des… poisons. Est-ce de cette expérience que date cette sorte de fascination de la mort qui ne la quittera plus ?

Pour se distraire d’un service souvent pénible, elle écrit ce qu’on nomme une detective novel, dont le seul intérêt consiste à conduire le lecteur vers la résolution d’une énigme, révélée dans les toutes dernières pages, et dont la principale vertu est d’être totalement inattendue.

Ce n’est qu’après la guerre, en 1920 — elle vient d’avoir trente ans — qu’elle peut publier son premier roman : La mystérieuse affaire de Styles. Sans prétention littéraire, c’est pourtant un petit chef-d’œuvre, où l’atmosphère compte tout autant que l’intrigue. Agatha Christie sait comme personne évoquer une Angleterre immémoriale, sans doute plus rêvée que vécue, où chaque être et chaque chose se veut à une place marquée par une séculaire tradition, jusqu’à ce que survienne un incident qui va faire basculer tout cet univers. Cet incident révélateur, c’est un crime, qu’elle évoque sans aucune complaisance sanguinaire.

Ce qui l’intéresse, c’est d’imaginer qui peut être l’assassin inattendu et de le démasquer.

Son détective favori n’est pas un Anglais, mais un Belge. Il se nomme Hercule Poirot et n’échappe pas au ridicule inhérent à sa qualité de continental. Son intrusion dans le monde clos d’une petite société de quelques individus, véritable microcosme du monde britannique, donne souvent l’impression de l’entrée d’un éléphant dans un magasin de porcelaines. Cet individu est assez barbare pour préférer le café au thé, ce qui est le comble de la muflerie. Il n’en est pas moins un véritable champion de l’enquête, de la déduction et de la logique, si bien qu’aucune énigme ne lui résiste.

L’œuvre « policière » d’Agatha Christie ne saurait se limiter à un seul détective. Autant Hercule Poirot est continental, autant Miss Marple est insulaire. Ce personnage de vieille demoiselle fouineuse a été splendidement interprété au cinéma par Margaret Rutherford, qui n’a pas craint d’emprunter plusieurs de ses tics à Agatha Christie elle-même.

En 1922, la jeune romancière a publié une seconde detective novel et va désormais écrire un à deux livres chaque année. À la fin de sa longue carrière, on la créditera de soixante-sept romans policiers, dix-huit pièces de théâtre, d’innombrables nouvelles, de contes pour enfants, de souvenirs de voyage et même d’une autobiographie, où elle réussit à ne rien livrer d’elle-même.

Sa vie comporte une curieuse énigme : elle disparaît brusquement au début de décembre 1926. On la croit morte ; elle se cache dans un hôtel, sous l’identité de la maîtresse de son mari, inlassable coureur de jupons.

Divorcée, elle épouse un archéologue, Max Mallowan, qu’elle a connu lors d’un voyage en Irak. Elle accumule les succès. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle écrit, avec Dix petits nègres, son chef-d’œuvre, tout en régnant sur sa maison de Greenway, une superbe propriété dominant l’embouchure de la Dart, dans son cher comté natal du Devon.

Les années passent, mais elle reste fort alerte. En témoigne sa pièce The Mouse Trap (La Souricière), qui tiendra l’affiche pendant plusieurs décennies, remportant chaque soir le même succès et devenant une véritable institution de la vie londonienne.

La reine, qui est sa plus fidèle lectrice, lui accorde le titre de « Dame de l’Empire britannique ».

Quand elle meurt à quatre-vingt-six ans, le 12 janvier 1976, l’Angleterre perd un de ses symboles.

On calcule aujourd’hui qu’il a été vendu un milliard de ses livres en langue anglaise et un autre milliard de traductions dans le monde entier.

Cette éternelle adolescente n’avait d’autre ambition que de distraire ses lecteurs. Il faut avouer que peu de romanciers ont si totalement atteint ce but.

Jean Mabire.