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Albert Londres Robin des Bois du grand reportage

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Mort au champ d’honneur du journalisme, à quarante-huit ans, lors de l’incendie du paquebot Georges Philipar, qui le ramenait d’Extrême-Orient le 16 mai 1932, Albert Londres est surtout connu aujourd’hui pour avoir donné son nom à un prix, célèbre dans la profession. La plupart de ses livres ont été réédités en format de poche, mais il a fallu la monumentale biographie de Pierre Assouline pour que l’on découvre qui était vraiment ce prototype insurpassable du « grand reporter ». Ils ont eu de la chance, les lecteurs qui ont découvert entre les deux guerres, sur le vif, ces « papiers » d’un journaliste comme on n’en fait plus ! On le croyait Rouletabille, il fut aussi une sorte de Robin des Bois.

Avec sa sombre barbiche « en bouc » et son visage maigrichon aux petits yeux plissés sous un feutre cabossé où ne manque qu’une plume, il cultive la ressemblance avec le justicier de la forêt de Shenvood, grand pourfendeur des crapules au pouvoir. Il est aussi du pays des mousquetaires. Cela se sent dans son impertinence et son goût du mot cinglant.

Si son nom évoque la dénomination française d’une capitale étrangère, Londres, il s’écrivait Loundrès en des temps reculés, et c‘est le patronyme d’une famille de cadets de Gascogne, naguère émigrée en Bourbonnais. Le jeune Albert, né le 2 novembre 1884, est vichyssois autant qu’on peut l’être, ce qui ne signifie certes pas un choix politique, mais la fatalité d’une naissance sur les bords de l’Allier.

D’une lignée de colporteurs et d’artisans, il va perpétuer deux traits de caractère qui ne le quitteront jamais : la soif du départ, du voyage, de l’ailleurs, et aussi la faim du travail bien fait, on dirait de la belle ouvrage. En d’autres temps, il eût été compagnon du tour de France. Il sera « compagnon du tour du monde », ce que l’on peut traduire par globe-trotter.

Il faut d’abord quitter Vichy. Lyon l’accueille. Ses amis de bohème feront parler d’eux, surtout le futur comédien Charles Dullin et l’obèse Henri Béraud, souverain et martyr de cette profession de « flâneur salarié », dont la route croisera si souvent celle de son ami-rival.

Parce qu’il ressemble vaguement à Alfred de Musset et qu’il a le goût des lettres, Albert Londres se croit poète et publiera quatre recueils de vers. Le premier du trio des Lyonnais ambitieux, il monte tenter sa chance à Paris. Ne pouvant vivre seulement de ses rimes, il entre dans le journal de son compatriote vichyssois Élie-Joseph Bois, une institution de la presse parisienne. Il passe vite des chiens écrasés aux coulisses de la Chambre.

Peut-être aurait-il fait une tranquille carrière de courriériste parlementaire s’il n’avait découvert en 1914, dans l’incendie de la cathédrale de Reims, sa vraie vocation, celle de correspondant de guerre. En quelques articles, ce journaliste de trente ans va devenir célèbre. Il a trouvé son style : « Un vrai reporter doit savoir d’abord écouter et regarder. Celui qui sait seulement écrire ne sera jamais qu’un littérateur. »

Il part pour l’Armée d’Orient. Des Balkans aux Dardanelles, il est partout où l’on se bat, où l’on intrigue, où l’on espionne. Il ne s’arrêtera plus jamais.

Son champ d’enquête : le monde entier. Toujours là où « ça bouge ». Il rencontre D’Annunzio à Fiume, compare à Moscou Lénine à Trotski, interroge Venizelos le Grec et Boris II le Bulgare, débusque Charles IV de Hongrie dans son exil helvétique. On le voit à Berlin et à Tokyo, en Chine comme en Inde.

1923 est la grande année où il invente littéralement le genre où il va triompher pendant une dizaine d’années : la grande enquête qui tourne parfois, non sans quelque exagération et injustice, en croisade. Il dénonce sans nuance le bagne de Guyane, les pénitenciers militaires, les asiles de fous, la traite des blanches en Argentine ou la traite des noirs en Afrique.

Il écrira très justement : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »

Rien n’émousse sa faculté, un peu enfantine, d’émerveillement et d’indignation. Cela lui vaudra une réputation scandaleuse, sur laquelle il ne faut pas se tromper. Albert Londres est un libertaire et un non-conformiste.

Il refuse toute censure, tout interdit, tout préjugé. Il ne respecte aucun dogme, aucune autorité, aucune loi. Il se méfie des chiffres officiels, des bonnes consciences et de l’ordre établi par les vainqueurs, quels qu’ils soient. En un mot, il est, selon la définition du dictionnaire, « révisionniste ».

Il n’acceptera jamais de se plier aux exigences du journal qui l’emploie et du patron qui le paye.

« Votre reportage n’est pas dans la ligne du journal, lui dit-on au Quotidien pourtant proche de ses idées radicales-socialistes.

— Un reporter ne connaît qu’une seule ligne : celle du chemin de fer… »

Albert Londres ramenait de Chine le reportage le plus explosif, à l’en croire, de toute sa carrière. Aussi l’incendie du Georges Philipar fut souvent considéré comme un attentat. D’autant que ses voisins de cabine, dépositaires de son secret, devaient aussitôt après le naufrage trouver la mort dans un accident d’avion provoqué par un sabotage. On a accusé tour à tour l’internationale communiste, le gouvernement fasciste et les trafiquants de drogue. Le disparu du golfe d’Aden eût aimé que sa fin soit aussi un mystère.

Ni dans la méthode, ni dans l’esprit, le journalisme « à la Albert Londres », qui passait parfois des mois - sur le sujet, et en tirait des dizaines de papiers à suivre, ultérieurement repris et complétés en volumes, n’est aujourd’hui concevable. La télévision tout autant que les news-magazines l’ont tué. C’est bien dommage.

Jean Mabire.