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Albert t’Serstevens Un gentilhomme aventurier

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

À force d’avoir voulu se tenir en marge d’un monde littéraire qui l’intéressait certes moins que l’aventure et le grand large, Albert t’Serstevens, qui fut entre les deux guerres un auteur à succès, risque aujourd’hui d’être trop oublié. La collection « Librio » vient pourtant d’avoir la bonne idée de reprendre un de ses meilleurs romans, L’Or du Cristobal.

On aurait tort de ranger cet écrivain dans la seule catégorie des romanciers d’évasion, même s’il s’est montré grand révélateur de décors exotiques. Il fut en réalité — et largement — un écrivain « à part entière », qu’une immense curiosité mena à l’abordage des genres les plus divers, avec une prédilection pour les récits de voyage, dont il était devenu le maître incontesté.

Finalement, il n’aimait pas beaucoup qu’on le présente comme écrivain — métier qui sentait à ses yeux le cabinet et l’écritoire. Il préférait dire qu’il était tout simplement « un homme libre qui écrit des livres… » Sur la passerelle de son vaisseau immobile de l’île Saint-Louis, il se voulait « seul maître à bord », accueillant en haut de l’échelle de coupée des amis chers entre tous, qu’entraînait dans son sillage Blaise Cendrars, frère de bohème vagabonde. Grâce à sa compagne — et illustratrice — Amandine Doré, épousée toute jeune à Tahiti, au lendemain de la dernière guerre, son souvenir reste vivant et les livres de « t’Ser » vont peut-être revenir nous hanter.

Le nom de cet écrivain de langue française peut apparaître étrange à qui n’est pas familiarisé avec la langue thioise. C’est pourtant son honneur de n’avoir point choisi un pseudonyme, en espérant que ses lecteurs sauraient prononcer ce patronyme aristocratique, qui fleure bon les Pays-Bas et la Grande Bourgogne : le t’ apostrophe » est réservé aux sept familles nobles qui créèrent Bruxelles ; le « Ser » signifie clan et « Stevens » n’est autre que la forme néerlandaise du prénom Étienne.

Il naît à Uccle le 24 septembre 1885, fils d’un notaire. Ce père, Flamand, a épousé une jeune Provençale. C’est du moins la tradition familiale, même si Juliette Verdier appartenait en réalité à une famille française originaire de Pleaux, dans le Cantal.

La Flandre et la Provence : c’est le mariage de la glace et du feu. Le jeune Albert — un prénom qu’il n’aime pas — en tire un tempérament pour le moins contrasté, où le réalisme le dispute à l’imagination.

La Belgique ne le retient guère. Il arrive à Paris vers 1912. Il a déjà vingt-sept ans. Il veut être artiste — peintre ou sculpteur, il ne sait encore. Il se lie, à la vie à la mort, avec deux copains singuliers : le Suisse Frédéric Sauser, qui se fera un jour appeler Blaise Cendrars, et Abel Gance, futur pionnier du cinéma français.

La Belle Époque agonise dans l’insouciance, tandis que le grand orage couve, qui va emporter l’Europe. Albert t’Serstevens a juste eu le temps de publier des Poèmes en prose quand le conflit éclate. Les trois copains veulent s’engager dans la Légion. Seul Cendrars sera accepté et en reviendra la main coupée. « t’Ser », ainsi que ses amis le nomment, est mobilisé en 1916 dans l’armée belge.

La paix revenue, il décide d’être écrivain et publie, dès 1918, Nuits de Paris — tout un programme. C’est l’époque où il se lie avec des originaux comme Erik Satie, Jean Cocteau ou Paul Morand. Il noircit du papier, une éternelle cigarette, souvent éteinte, au coin des lèvres.

Son roman Les sept parmi les hommes paraît chez Albin Michel. Il en fera une trilogie avec Un apostolat et Béni 1er, roi de Paris. Il se révèle, d’emblée, inclassable. Ne l’intéresse que la vie. Ni les clans, ni les écoles, ni les démarches — il ne songera à se faire naturaliser français qu’en 1937.

Rien ne lui est plus indifférent qu’une « carrière », fut-elle littéraire. Il vit aussi de sa plume comme journaliste et publie un livre par an, touchant à tous les genres, au gré de sa fantaisie : romans (Le Vagabond sentimental ou l’amour autour de la maison), nouvelles (Le Dieu qui danse, La Fête à Amalfi, Ceux de Provence), essais (Le Carton aux estampes), récits de voyage (L’Itinéraire espagnol ou L’Itinéraire portugais), traductions.

Un de ses grands succès sera une suite de récits du temps des flibustiers : Le Boucan du cochon, qui deviendra, en 1930, Les Corsaires du roi et connaîtra de nombreuses rééditions, où se donne libre cours le talent de ses amis illustrateurs, Gustave Alaux ou Guy Arnoux, grands spécialistes de la marine en bois. Il se lie avec La Varende, dont les maquettes de bateaux l’enchantent. Car, de plus en plus, « t’Ser » fait figure d’écrivain de la mer. Et, peut-être davantage, de chantre des îles lointaines.

Il n’est jamais tant à l’aise qu’au milieu des compagnons de la flibuste, ces frères de la côte, dont il évoque avec moult détails les combats, les banquets, les amours. Ses récits sentent le sel et la poudre, celle des canons et celle des catins. Il est un vrai descendant des « gueux de la mer » du pays flamand et se plaît en compagnie des héros des classes dangereuses, chères à son ami Mac Orlan, un peu pirates, un peu corsaires, mais tous courageux, paillards et francs-buveurs.

On imagine volontiers « t’Ser » sur le pont d’une goélette cinglant vers les mers du Sud. Mais on le trouve aussi bien trônant dans son « carré » de l’île Saint-Louis, où ce gentilhomme de fortune vit depuis son arrivée à Paris-sur-Seine. Deux hommes (et même bien davantage) cohabitent en lui : l’écrivain et l’aventurier. Il aime la vie dans laquelle il mord à belles dents.

Celle qui a partagé ses trente dernières années en tracera un beau portrait : « Brun, grand, tout en nerfs, la lèvre voluptueuse et sceptique, l’œil perspicace qui va au fond des êtres avec des nuances de malice ou d’indulgence, il avait un rire magnifique qui déroutait tant il était jeune. »

C’est un véritable obsédé de la liberté : « Je m’en irai, les mains dans les poches, regarder les femmes dans les ports, les navires, les matelots, les marchandises du monde entier, la mer qui les porte. Le ciel sera pavoisé de petites vagues, les cargos de cent mille pavillons et moi-même, en chandail, avec tous les oriflammes de l’homme libre. »

Vivre lui importe plus qu’écrire. Dans Le Cadran, il avouera : « Ce ne sont pas ceux que j’écris, c’est ma vie qui est un beau livre. »

Il a tous les dons et peut faire tous les métiers : navigateur, photographe, explorateur, ethnographe et surtout voyageur. Nul plus que lui ne mérite le titre accordé à une catégorie singulière de marins : plaisancier.

À la fin de la dernière guerre, une toute jeune fille, élève aux Beaux-Arts, Amandine Doré, doit illustrer un de ses livres. Elle sonne à la porte. Ils ne se quitteront plus jusqu’à ce jour du 13 mai 1974, où il va disparaître, presque nonagénaire, sans jamais avoir été un vieillard.

La dessinatrice et l’écrivain se marient à Tahiti. Désormais, c’est sa jeune femme qui va illustrer presque tous les livres de « t’Ser », à commencer par le plus célèbre Tahiti et sa couronne, voyage dans les mers du Sud. Suivront nombre d’autres livres, reflets de leurs voyages : Mexique, pays à trois étages, Sicile, Sardaigne, îles Éoliennes, Itinéraire de la Grèce continentale, Le Périple des archipels grecs, Intimité de Venise, Itinéraire marocain, tous publiés chez Arthaud.

Le dernier de la soixantaine de livres qu’il a écrits sera un hommage à son copain de toujours : L’homme que fut Blaise Cendrars. L’aventure et l’amitié. Et tout cela écrit avec des petites plumes d’acier, qu’il faisait venir d’Angleterre, et qui donnent à ses manuscrits les pleins et les déliés des légendes d’une carte ancienne. Celle de L’Île au trésor, par exemple.

Jean Mabire.