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Alfred Jarry Unique et singulier

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À la fin du printemps 1891, un jeune provincial débarquait à Paris. Il venait de Saint-Brieuc (ex-Côtes-du-Nord) pour préparer au lycée Henri-IV, haut lieu du quartier Latin, le concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il s’appelait Alfred Jarry. Après trois échecs, il n’insiste pas et va essayer de vivre — très mal — de sa plume. En une douzaine d’années, il publie des œuvres d’un abord difficile, aux frontières du fantastique et du grotesque. Poète hermétique à nul autre semblable, auprès de qui Mallarmé lui-même paraît compréhensible, il survivra dans une inentamée gloire posthume, grâce à une bouffonnerie théâtrale, Ubu roi, qui n’est peut-être même pas de lui ! Il reste le grand maudit de la littérature « fin de siècle », décadent ivre de son génie, enfant prodige et prodigue, mort à trente-quatre ans, et que ses admirateurs placent entre Rimbaud et Radiguet. Erreur : il ne fut comparable à personne et la seule vraie grandeur de son tragique destin est d’être justement singulier et unique.

Préoccupé de généalogie jusqu’à s’inventer de mystérieux ancêtres maternels normands et anglais, dont un Erbrand de Saqueville, compagnon de Guillaume le Conquérant au XIe siècle, Alfred Jarry, né le 8 septembre 1873 à Laval (Mayenne), est tout simplement le fils d’un négociant en tissus, appelé a faire rapidement faillite, et de la fille du juge de paix de Hédé (Ille-et-Vilaine).

Ce sang breton, dont il se réclamera avec une tenace opiniâtreté, sera le prétexte de bien des voyages hallucinés où la dévotion à Sainte-Anne d’Auray fera bon ménage avec une ivrognerie rabelaisienne, inspiratrice puis paralysante.

On ne peut s’empêcher de songer à son compatriote de sang Tristan Corbière ou à son compatriote de sol Paul Gauguin, pitoyables et magnifiques frères en ivresse celtique.

Après avoir quitté sa ville natale de Laval vers sa sixième année, pour suivre sa mère au pays briochin, le jeune Alfred est un bon, un très bon élève. Il entre brillamment en première au lycée de Rennes.

C’est là où se situe la rencontre décisive. Son professeur de physique, M. Hébert, est follement chahuté, par une sorte de tradition sauvage que se repassent toutes les classes successives. Les potaches le nomment « le père Ébé » et composent des textes, où ils narrent, sur un mode ironique et grossier, les exploits aussi imaginaires que truculents qu’ils prêtent à l’infortuné professeur.

Du père Ébé, le jeune Alfred Jarry va faire le père Ubu et élever la farce lycéenne jusqu’au mythe littéraire. Quels que soient les livres publiés par la suite, il est à jamais connu comme l’auteur d’Ubu roi, d’Ubu cocu, ou d’Ubu enchaîné, dont il n’est pas certain qu’il ait écrit une ligne ! La pièce commence par le mot le plus trivial de la langue française, légèrement modifié pour choquer encore davantage : « Merdre ! »

Un siècle plus tard, cela fait encore rire et Alfred Jarry est même entré dans la bibliothèque de la Pléiade, consécration académique s’il en est.

Parmi ses amis, on cite Apollinaire et, parmi ses disciples, Queneau. Ce n’est pas rien.

Ce qui est intéressant, c’est sans doute la position totalement marginale qu’occupe Jarry dans la littérature de ces années très typées des lettres françaises. Curieusement, ce Breton des marches orientales fait plutôt bon ménage avec le Normand Rémy de Gourmont, avec qui il va publier une petite revue trimestrielle — L’Ymagier — avant de se brouiller. Il vagabondera alors du Mercure de France, tenu par le singulier couple Vallette-Rachilde, à La Revue Blanche de Félix Fénéon. Il y donne des chroniques « à la Alphonse Allais », mais où le désespoir n’est pas tempéré par l’humour.

C’est l’époque de Pierre Louÿs et de Marie de Régnier. Dans son coin, au milieu de ses chats, Paul Léautaud observe et rigole, tandis que le public soucieux de la mode admire les vers du « Sar » Joséphin Péladan, les toiles d’Odilon Redon et les cravates de Robert de Montesquiou. André Gide commence à fignoler son immortalité.

Alfred Jarry ne se lie à aucune coterie. Il publie des vers, puisque l’époque exige de commencer ainsi une carrière littéraire. Titres étranges : Les Minutes de sable mémorial et César Antéchrist. Puis il oblique vers les nouvelles : L’Amour en visites et le roman : Messaline et Le Surmâle. Ses fidèles retiendront surtout sa grande œuvre posthume assez débridée, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. Le mot est lancé et la pataphysique devient science !

Sa vie est étrange ; il fait beaucoup de vélocipède, un peu d’escrime et vit près de Corbeil, dans un vieux wagon de marchandises déclassé [1], qu’il entoure de grillage à lapins.

Secrétaire du Théâtre de l’Œuvre, il en profite pour faire jouer Ubu roi. Le scandale est énorme. Non pas tant en raison de l’absurde de sa pièce que de sa grossièreté. Cette Belle Époque, qui est la plus dépravée, la plus socialement égoïste, la plus faisandée qui se puisse imaginer, ne tolère pas cet énorme éclat de rire, anarchiste et iconoclaste.

À y bien regarder, on peut y voir la plus vigoureuse protestation de l’innocence, dressée avec une enfantine insolence, contre l’universelle bêtise. Plus encore que Rabelais, le grand maître de Jarry, c’est peut-être le Flaubert de Bouvard et Pécuchet.

Le succès n’est que de scandale. Misérable, aux limites de la clochardisation, ayant rompu volontairement dans un ultime geste de défi suicidaire, avec tous ceux qui pourraient l’aider, Jarry tente de traduire du grec un récit, La Papesse Jeanne, et ne parvient pas à achever son ultime roman, La Dragonne.

Au bout du rouleau, brûlé par l’alcool, il meurt d’une méningite tuberculeuse, à l’hôpital de la Charité, pour la Toussaint, le 1er novembre 1907. De sa vie et de son œuvre, il reste, à jamais, cette vertu nécessaire qui se nomme l’insolence.

[1] L'histoire des installations de Jarry à Corbeil est plus complexe voir Alfred Jarry – Corbeil. [N.D.É.] [Retour]

Jean Mabire.