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André Beucler Un revenant inattendu

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Il peut y avoir des miracles pour les auteurs oubliés… Ainsi André Beucler. Écrivain aux multiples facettes, il fut entre les deux guerres un des princes de la fête littéraire. On le négligea un peu par la suite : il semblait, discrètement, quitter une scène qui n’était pas faite pour sa désinvolture et sa préciosité.

Voici douze ans qu’il est mort et on ne prononçait plus guère son nom, hors d’un petit cercle d’admirateurs indéfectibles. Et puis, brusquement, il ressurgit, grâce à quelques rééditions surprenantes. On s’aperçoit que Gueule d’amour est bien autre chose qu’un film avec Jean Gabin dans le rôle titre.

Quant à Entrée du désordre, c’est un bien curieux recueil de nouvelles, à mi-chemin du fantastique onirique et du réalisme quotidien. En ce sens, Beucler fut un précurseur, tout en restant inimitable. C’était un homme ensorcelant, un enchanteur capable d’imposer son univers intellectuel à des lecteurs qu’il fascinait par ses trouvailles les plus insolites.

En marge de toutes les écoles, totalement inclassable, rebelle dans l’âme, il fut le moins conformiste des écrivains des années folles. Né à l’esprit aux croisements enneigés du Jura et de la Russie, il exalta, parfois jusqu’à l’absurde, une passion souterraine pour l’étrange, la nuit et l’amertume. Par ailleurs, sa vie fut à l’image de ses livres. Ce n’est pas donné à tout le monde.

Tout commence comme un roman du siècle dernier : Jules Beucler, d’origine jurassienne et de religion protestante, est envoyé en Russie par le ministère des Affaires étrangères. Sa mission : apprendre le français aux cadets de l’École militaire impériale. À Saint-Pétersbourg, il rencontre la fille du général Souvorkoff, lui plaît, l’épouse. Ils auront deux enfants, dont André, né le 23 février 1898, sera l’aîné.

Pendant les grandes vacances, toute la nichée voyage à travers l’immense Russie. André et son frère Serge sont fascinés par l’Oural, le Caucase, le Turkestan et même Samarcande : Dans les premières années du siècle, la famille Beucler part en train à travers la Sibérie, pour découvrir Vladivostok et le Pacifique.

Mais il convient de « refranciser » ces deux gamins dont la langue maternelle est le russe. Ils sont envoyés en France, seuls, et débarquent à Belfort. Ils seront élèves dans le lycée de cette ville puis dans celui de Besançon. Retour aux racines paternelles.

André quitte le Jura pour Paris et s’inscrit comme étudiant à la Sorbonne. Mais la Grande Guerre dévore la jeunesse. Mobilisé avant même d’avoir vingt ans, il rejoint sur le front un régiment d’artillerie lourde. Il est blessé, alors que la révolution de 1917 bouleverse son pays natal. Son père parvient à fuir et réussit à emmener avec lui son épouse, mais la fille du général tsariste meurt peu après son arrivée en France, où elle a juste eu le temps de découvrir la demeure familiale des Beucler, à Bondeval, dans le Doubs.

Démobilisé au printemps 1920, André souhaite se consacrer à la peinture, mais il doit gagner sa vie. Il va se lancer dans quelques entreprises qui contribueront à fortifier sa vision insolite du monde : il vend des cartes postales coloriées, se fait placier en papeterie de luxe, correspondancier, fondé de pouvoir d’un bookmaker et bien entendu, journaliste.

Il se révèle vite un as du reportage et de l’entretien. Il a le chic pour faire parler ses interlocuteurs et se frotte au monde politique comme à la gent littéraire. Il a déjà publié quelques contes, nouvelles et poèmes, quand il entre chez Gallimard, par la grande porte, en publiant, en 1925, son premier roman, La vie anonyme.

Le voici collaborateur de la prestigieuse NRF. Il a trouvé, d’emblée, le style qui va l’imposer : un mélange inimitable de réalisme et de fantastique, qui ferait de lui un parfait surréaliste s’il acceptait de marcher au pas dans quelque cohorte. Mais c’est un indépendant absolu, ce qui ne l’empêche pas de se lier avec les écrivains les plus en vue de son temps.

Il s’intéresse à tout, avec une avidité qui en impressionne plus d’un, aussi capable d’écrire une critique de cinéma qu’un essai littéraire sur Jean Giraudoux ou une étude historique sur Ivan le Terrible, personnage « stalinien » qui le hérisse et le fascine tout ensemble.

Il n’a pas oublié sa terre natale et il parvient à partir en reportage en Russie soviétique, en compagnie d’un autre original : le baron Alfred Fabre-Luce, aussi inclassable que lui et qui réussira, par la suite, à se faire emprisonner aussi bien sous l’Occupation que lors de l’Épuration, tout en écrivant Au nom des silencieux.

André Beucler devient un des piliers de la maison Gallimard, où il dirige une collection « Les rois du jour », tout en traduisant quelques livres écrits dans cette langue russe qu’il continue à pratiquer. Il épouse d’ailleurs une de ses compatriotes, Natacha. Mariés en 1928, ils divorcent, se remarient en 1945, redivorcent, pour se remarier une troisième fois ensemble en 1969. Seule la mort les séparera, à un an d’intervalle.

Toujours passionné de cinéma, il part travailler en 1930 dans les studios de l’UFA à Berlin. On lui doit le scénario et les dialogues d’un film réalisé d’emblée en trois versions, allemande, anglaise et française : IFI ne répond plus. Une demi-douzaine d’autres films suivront, dont il est scénariste, adaptateur, dialoguiste et même coréalisateur. Cela ne l’empêche pas de continuer à écrire pour des hebdomadaires : Marianne à gauche comme Candide à droite, et dans des quotidiens à grand tirage, L’Intran ou Paris-Soir.

La prise du pouvoir par le parti national-socialiste en 1933 le conduit à quitter une Allemagne — dont il n’apprécie guère le Führer, auquel il consacrera une des premières biographies en langue française : L’ascension d'Hitler : du village autrichien au coup d’État de Munich. Il est d’ailleurs aussi anticommuniste qu’antifasciste et traduit un récit hallucinant sur la terreur rouge en Sibérie : La Horde.

Insensiblement, l’après-guerre a fait place à l’avant-guerre. La danse continue, mais le volcan gronde.

Dix ans après sa parution, on porte à l’écran, en 1937, son roman Gueule d’amour. Le film de Grémillon est assez loin du bouquin. D’ailleurs, Beucler n’a pas travaillé à l’adaptation d’une histoire qui vaut surtout par ses qualités d’écriture, intransmissibles. Le titre fera fortune. Et puis le couple Gabin-Balin fait partie de la mythologie cinématographique de la fin des années trente.

Beucler, toujours en mouvement, est déjà ailleurs. Il sent qu’il tient un grand sujet de roman. Ce sera La fleur qui chante. Malheureusement, le livre sort en librairie en septembre 1939 !

La défaite l’exilera dans le Midi et l’Occupation de la zone libre fera de lui un résistant, malgré la vieille amitié qui le lie à Drieu La Rochelle.

En 1945, il lui reste quarante ans à vivre et à travailler. Mais il n’est plus ce feu follet qui scintillait dans les rues du Paris nocturne. On le retrouve à la radio. Il anime pendant vingt ans Le Bureau de poésie. Il publie encore des romans et rédige ses souvenirs.

Quand il meurt, à Nice, le 26 février 1985, ses deux fils pourront faire le bilan de son œuvre : quarante-deux volumes dont quinze romans, six essais, six recueils de portraits et souvenirs, une cinquantaine de contes dispersés dans des journaux et revues, plus de mille articles, chroniques et reportages, autant d’émissions radiophoniques. Sans compter les inédits !

Ceux qui veulent rendre hommage à cet écrivain qui est en train de connaître une nouvelle jeunesse n’auront que l’embarras du choix. À quand sa biographie ? Elle serait pittoresque.

Jean Mabire.