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André Fraigneau Pèlerin du monde classique

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Disparu au matin du 30 avril 1991, à quatre-vingt-six ans, André Fraigneau laisse d’abord le souvenir d’un « prince de la jeunesse », un de ceux qui veillent sur les livres des autres, en soldat des lettres « honnête et fidèle » (est-ce un signe ironique du destin s’il nous a quittés le jour anniversaire du combat de Camerone ?). Plus encore que par une œuvre personnelle, plus importante — en qualité comme en quantité — qu’on ne le croit, il laisse d’abord le souvenir d’un merveilleux aîné, d’un éveilleur et d’un enchanteur. Il y avait du Merlin de Brocéliande chez ce méridional d’allure un peu britannique, qui garda très longtemps un physique de jeune premier de cinéma.

Nostalgique du Saint-Empire, il se voulut romain et germanique. Il fut également Grec et Vénitien. En un mot, Européen, puisque cela signifiait un esprit et non un marché. Et, en même temps, parce que la France est province du continent, il apparaît peut-être comme le plus français des écrivains de son temps, mainteneur d’une tradition de noblesse et de culture, dont chaque jour qui passe nous confirme l’impérieuse nécessité.

Maintenant qu’il n’est plus, on peut le dire : pour beaucoup d’entre nous, il fut « notre maître ».

Certains considèrent André Fraigneau comme le dernier survivant d’une époque révolue. Il est, en effet, un « survivant », dans le sens où l’on pourrait parler d’homme vivant davantage…

Il vécut sur un rythme supérieur, plaçant très haut les exigences de la littérature et de l’amitié, passions qu’il ne cessa de confondre, dans un esprit de curiosité qui le porta tout naturellement vers des voyages émerveillés, partant jusqu’à Mykonos à la quête du sacré.

Né à Nîmes, le 31 mai 1905, il y a de l’auvergnat dans sa famille et même du créole.

Pratiquant le culte du moi, mais nostalgique de l’énergie nationale, c’est à Maurice Barrès qu’il demande ses premières leçons de style et de morale. Il vient visiter son idole au lendemain de la guerre en 1922. Sentant sa fin prochaine — il mourra dans quelques mois — le vieux chantre du nationalisme cocardier lui conseille de voyager plutôt que d’écrire.

Les livres de Fraigneau en garderont une démarche alerte et une belle respiration. À la disparition de Barrès, il va, d’une certaine mesure, prendre la relève : il aura toujours le goût d’initier les jeunes gens à ce qu’il considère comme la beauté du monde : la mer, le soleil, la route.

Longtemps conseiller littéraire aux éditions Grasset, il patronne de bons auteurs et brise le cœur d’une jeune romancière qui se fait appeler Marguerite Yourcenar. Elle ne le fera pourtant pas sortir du chemin qu’il a choisi et que l’on comprend mieux quand on lit son chaleureux essai sur Jean Cocteau, dont il partage les goûts et les plaisirs. Moins doué que ce génial bateleur mais plus solide, il sait se réserver, pour ne publier que le meilleur d’une production très personnelle et assez longtemps secrète.

Son premier livre, Val de Grâce, s’ouvre sur une phrase superbe : « Je voudrais écrire sur la grandeur ». Il restera fidèle à cette inclination juvénile. Il a intitulé Les Étonnements de Guillaume Francœur un gros roman en trois volumes (L’irrésistible, Camp volant et La Fleur de l’âge) qui est un récit d’apprentissage, mais aussi d’initiation.

À la veille de la guerre, André Fraigneau est moins célèbre que ses meilleurs amis, Drieu La Rochelle, Paul Morand ou André Malraux, mais n’a sans doute pas moins de talent qu’eux, même si une sorte de retenue l’empêche de jouer à l’homme de lettres. Et puis il sait que son heure n’est pas tout à fait venue. Alors, il défend les livres des autres et il voyage.

Pèlerin passionné de l’héritage classique, on le voit dans la campagne hellène et en terre latine.

Est-ce une curiosité toujours en éveil, le goût du défi, ou quelque vieil attrait pour le pays où il a été soldat en occupation ? En tout cas, en octobre 1941, il part pour l’Allemagne, pour des rencontres littéraires à Berlin et à Weimar qui feront quelque bruit, en compagnie d’Abel Bonnard, de Robert Brasillach, de Jacques Chardonne, de Drieu La Rochelle, de Ramon Fernandez et de Marcel Jouhandeau.

Le voilà maudit à jamais, voué à n’être plus que marginal. Pourtant, point d’acte politique chez lui. Seulement l’affirmation d’une certaine conception de la vie qui va le classer pour toujours dans le camp des maudits.

Il confie à un éditeur, au début de l’année 1944, un petit livre dédié à ceux qui l’ont formé. Il a toujours eu le culte du Père. Dans une sorte de fourre-tout, bien dans sa manière, il évoque le pont d’Avignon et les roses du Luxembourg, Joinville et Corneille, Stendhal bien entendu, Barrès, Mallarmé ou Péguy, ainsi que quelques autres compagnons de route.

Au lendemain de la guerre et de l’épuration, qui lui fut plus légère qu’on aurait pu le craindre, il donne avec L’Amour vagabond ce que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre. C’est une courte chasse au bonheur, qui conduit la belle Cynthia jusqu’à Athènes. On ne compte pas moins de quatre préfaciers. Non pas des aînés condescendants, mais des cadets admiratifs. Leurs noms disent tout : Antoine Blondin, Michel Déon, Jacques Laurent et Roger Nimier !

Pour ma part, le Fraigneau que je place le plus haut est celui qui aborde, avec une étrange complicité, les personnages les plus singuliers de notre histoire : Julien l’Apostat ou Louis II de Bavière. Le Songe de l’empereur et Le Livre de raison d’un roi fou sont de grands, de très grands livres, tant par ce qu’ils avouent que ce qu’ils taisent. Entre les deux, se situe le héros le plus proche de Fraigneau, mais dont il laissera à Benoist-Méchin le soin d’évoquer la trajectoire : Frédéric II de Hohenstaufen.

Écoutons ce maître à vivre et à penser, qui nous enseigne tout ce que l’on doit attendre de l’art : « Je veux que l’art me forme, me hausse, m’assouplisse et me rapproche des dieux, dont, si je suis un homme qui mérite ce nom, j’ai gardé quelque ressemblance et une invincible nostalgie. »

Jean Mabire.