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Antonin Artaud Le feu de l’enfer

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On sait que les héritiers d’un auteur bénéficient non seulement du rapport financier de ses œuvres, ce qui est normal, mais possèdent de surcroît un véritable droit moral qui leur permet d’interdire toute publication qu’ils jugent intempestive pour les raisons les plus diverses. C’est ce qui se passe en ce moment avec Antonin Artaud : son neveu et sa nièce bloquent au tome vingt-sixième l’édition des œuvres complètes de l’oncle Antonin. Ce volume n’est d’ailleurs pas le dernier prévu et il en resterait plusieurs autres, pareillement censurés. Maudit pendant sa vie, Artaud risque donc d’être ignoré après sa mort. Ou travesti. Il est de fait qu’il ne s’agit pas d’un auteur commode et qu’il s’est trouvé des médecins pour le déclarer cliniquement fou. Mais il pose justement, plus que nul autre, la question des rapports du génie et de la folie. En tout cas, il reste l’homme d’une sincérité totale et éblouie.

Si peu de personnages ont eu une telle présence physique, c’est que le corps d’Antonin Artaud était autant illuminé que dévasté par une âme fulgurante et une intelligence conduite jusqu’aux limites de la démence et même au-delà. Il aurait pu être le plus grand acteur de sa génération et quelques films en témoignent à jamais ; il joue le moine Massieu dans Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, Marat dans Napoléon d’Abel Gance ou Savonarole dans Lucrèce Borgia. Il est aussi metteur en scène, dessinateur et bien entendu poète. Il est de ceux dont on dit qu’ils ont tous les dons, à commencer pour lui par une impérieuse exigence, qui lui impose de ne rien faire de médiocre. D’où son échec dans un monde de tapage, d’hypocrisie et de mensonge.

L’histoire de cet être déchiré commence le 4 septembre 1896. Étrangement, ses deux grand-mères sont sœurs. Originaires du Proche-Orient, les hasards de la vie les ont séparées avant de les réunir à Marseille, où le jeune Antonin naît d’une union entre cousins germains. Chez les hommes, on est marin de père en fils.

Mais c’est sur d’autres océans que veut naviguer le jeune Provençal qui « monte » à Paris au lendemain d’une guerre, évitée pour indéniable raison médicale. Au début des années vingt, il se croit promis à une grande carrière de comédien et s’impose très vite grâce à ce feu intérieur qui brûle son beau visage, modelé pour le drame et tous les paroxysmes que reflètent ses yeux d’un bleu très clair.

Il écrit comme il joue et comme il vit : dans la fièvre. Dès 1923, un premier recueil de poèmes, Tric Trac du Ciel, marque son entrée dans cette cage aux fauves que peut devenir la république des Lettres.

Où publier, sinon dans La Nouvelle Revue française, alors antre exclusive de la littérature moderne des années folles ? On lui refuse ses poèmes. Il en est si indigné qu’il écrit au directeur, Jacques Rivière. Événement banal, mais ses lettres sont rédigées sur un tel ton qu’elles seront publiées en volume !

Révolté contre tous et contre tout, « souffrant » selon sa formule « d’une effroyable maladie de l’esprit », il ne peut que se lancer avec enthousiasme dans le mouvement surréaliste. Il écrit alors ses textes les plus significatifs : Le Pèse-Nerfs ou L’Ombilic des limbes. Sa véhémence, sa soif d’absolu, son refus de toute entrave le conduisent à une inévitable exclusion.

Il riposte : « Le surréalisme n’est-il pas mort le jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine de la matière immédiate l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans le cadre intime du cerveau. »

On comprendra plus tard que c’est l’exclu qui avait raison : en ralliant le marxisme, les surréalistes ont sacrifié au pire des conformismes de leur temps.

Solitaire aux prises avec des visions effrayantes, Artaud part à la recherche d’un absolu qu’il sait ne jamais atteindre. Le théâtre lui paraît la meilleure voie pour retrouver la culture dans sa totalité magique, ce qu’il exprime avec sa fureur habituelle dans les textes réunis sous le titre Le Théâtre et son double. Il écrit, monte et joue une pseudo-pièce historique, Les Cenci, qui connaît un semi-échec prévisible.

Il n’en poursuit pas moins sa route, tenté par la Tradition, telle que la restitue l’orientaliste René Guénon, et se jetant finalement dans l’expérience du peyotl chez les Indiens Tarahumaras du Mexique.

Cette évasion n’est qu’une étape à la recherche d’un « ailleurs » qui est aussi un « en dedans ». Artaud revient à l’Europe et au plus pur du noyau originel de notre monde : il part pour l’Irlande, à la recherche de la sagesse des druides et de la vision des saints. Le voici, prophète fou de lyrisme et d’imprécation, vociférant devant l’océan à Galway et jusqu’aux îles d’Aran, là où la mer dévore le soleil et où s’exaspèrent tous les mythes du rêve celtique enchanté.

Cette ultime épreuve, trop forte, le brise. C’est un vieillard, à peine quadragénaire cependant, qui est rapatrié et trimballé désormais d’asile en asile pendant une dizaine d’années. Il passe la guerre enfermé dans sa solitude et sa démence.

Libéré en 1946, il se lance, invaincu, dans ses derniers combats. Il écrit beaucoup, à commencer par une vie de son frère en folie et en génie : Van Gogh, qu’il nomme « le suicidé de la société. »

Quand il ne peut plus écrire, il dicte. Son œuvre apparaîtra un jour considérable : une trentaine de volumes, si l’on parvient à tout réunir et si l’on réussit à tout publier.

Il lui reste à proférer l’imprécation ultime. Il la cache sous forme d’une émission radiophonique, au titre provocateur : Pour en finir avec le jugement de Dieu. Sa diffusion est interdite : Artaud peut se vanter d’avoir atteint le comble de l’injure et de la censure.

Réincarnation méridionale de Nietzsche jusqu’en son ultime démence, il meurt le 4 mars 1948, fidèle jusqu’au bout au seul personnage qui l’aura toute sa vie fasciné et persécuté : lui-même.

Jean Mabire.