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Blaise Cendrars Un vagabond inspiré

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Les années ne font que confirmer la place totalement originale occupée par Blaise Cendrars, le légionnaire à la main coupée, dans la littérature de notre siècle. La grande réussite de ce poète, devenu romancier et « reporter », est de s’être imposé tel qu’en lui-même, en échappant à tous les groupes qui ont embrigadé sa génération. Il ignore superbement les écoles. Son génie, lentement affirmé au prix d’un travail acharné, exige une liberté totale. Cela n’empêche pas les bonnes fréquentations, ni les mauvaises, mais lui permet de bourlinguer solitaire, sans maître et sans disciple, parce qu’il ne saurait y avoir qu’un seul Cendrars, à qui toute la planète est devenue familière et tous les aventuriers complices, dans une même passion de « la vie dangereuse ».

Cendrars, ce nom qui évoque quelque feu couvant sous la cendre, est un pseudonyme choisi relativement tard. À l’état-civil de La Chauds-de-Fonds, canton de Neuchâtel, il est Sauser, Frédéric-Louis. Ses parents sont originaires du Jura bernois, de Sigriswill, très exactement, en Suisse alémanique.

Né le 1erseptembre 1887, Freddy doit à son père, « négociant » incapable de rester à la même place, une jeunesse nomade. Avec sa mère, sa sœur, son frère, il découvre Marseille, Alexandrie, Naples. Il ignore la prière et il méprise l’argent. Deux attitudes qui le suivront jusqu’à sa mort.

En 1904, à dix-sept ans, il s’enfuit d’une école de commerce pour « entrer dans la vie ». Il trouve une place en Russie, découvre la Sibérie et la Chine. Déjà, son imagination l’emporte sur la réalité. Il transfigure le Transsibérien et fait du train Moscou-Vladivostok le mythe même de son existence vagabonde. Il commence à prendre des notes, revient au pays helvétique, étudie à Berne, part pour Bruxelles. Il découvre la littérature à travers Rémy de Gourmont. Il en est envoûté. À jamais. Il connaît la vie de bohème de poète crève-la-faim à Paris. Il reste, toujours obsédé par l’idée de départ. — Et je fus pris d’une folle envie de me sauver,… de changer de vie,… de perdre la tête, d’aller voir, de marcher tout droit devant moi. »

Il retourne à Saint-Pétersbourg et découvre New York. Entre deux départs et deux retours, il fait trois enfants à Féla Poznanska, à qui il laissera le soin de les élever.

Il vit de son côté, avec des poètes et des peintres, inconnus et fauchés, qui tous deviendront célèbres.

1914 marque la grande rupture. Étranger, Frédéric Sauser estime qu’il doit défendre, les armes à la main, le pays qui l’accueille. Il s’engage. Il se bat. Le voici caporal dans la Légion étrangère. Un éclat d’obus lui coupe la main droite, le 28 septembre 1915, à la ferme Navarin : médaille militaire et croix de guerre avec deux palmes. Il va rester toute sa vie « honnête et fidèle », en vrai légionnaire, cabochard, grognon mais aussi patriote que peut l’être un Suisse devenu pour toujours « Français par le sang versé ».

Assistant du cinéaste Abel Gance, metteur en scène à Rome, jongleur de cirque à Londres, directeur littéraire des Éditions de la Sirène, traducteur, conférencier, « négociant » comme son père, accumulant les manuscrits impubliés et les déboires financiers, il s’essaye à une douzaine de métiers, en ne vivant que pour l’écriture : « Car écrire, c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres. »

Rat de bibliothèque, à la fois compilateur et illusionniste, il se fait connaître dès 1916 par une Anthologie nègre, que récusent les africanistes mais qui enchante les amateurs d’art primitif, brut.

Dix ans plus tard, il publie enfin le roman auquel il songe depuis sa jeunesse : Moravagine (dont a été tiré un téléfilm). Il se passionne pour des biographies romancées — oh combien ! Celle de Johann August Sutter, le fondateur de la Californie : L’Or, ou de Jean Galmot, le député de la Guyane : Rhum.

Grand amateur d’automobile, de wagon-lit et de paquebot, il vagabonde entre les deux guerres, en Italie, en Espagne, au Brésil, chez les Indiens d’Amazonie et parmi les stars d’Hollywood, tout en mettant, à l’en croire, trente-trois livres en chantier. « Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. »

La vie ! C’est la seule loi de ce hors-la-loi.

Alors qu’il était avant 1914 séduit par toutes les avant-gardes, il reste volontairement à l’écart des grandes épidémies ultérieures et ignore superbement le surréalisme, la psychanalyse, le structuralisme, le marxisme…

Libre, sauvage, anarchiste, il passe alors pour réactionnaire et même « homme de droite », pour la seule raison qu’il refuse de se proclamer « homme de gauche ». Il déteste tout autant le communisme que le capitalisme et méprise « l’illusion de la parfaite démocratie, du bonheur, de l’égalité et du confort. » Il accepte, vers 1936, de collaborer à une collection de pamphlets intitulée La France aux Français et part pour l’Espagne, en pleine guerre civile, comme reporter de l’hebdomadaire d’extrême-droite Gringoire. Ses papiers seront d’ailleurs refusés…

1939 le voit correspondant de guerre auprès du corps expéditionnaire britannique. La défaite venue, il s’enferme à Aix-en-Provence et refuse d’écrire une seule ligne, cas sans doute unique parmi les écrivains, qu’ils soient collaborateurs ou résistants. Lui, il est ailleurs. Silencieux. Cela n’empêche pas son ami Denoël, l’éditeur de Céline et de Rebatet, de publier en 1944 ses Poésies complètes.

Le meilleur de son œuvre reste encore à venir. L’Homme foudroyé, dès 1945, Bourlinguer ou La Main coupée, en 1948, sont de grands livres. Frappé d’une attaque de paralysie en 1956, il meurt à Paris le 20 janvier 1961.

De sa vie et de son œuvre se dégagent non une doctrine mais un style de vie : « Il n’y a pas de vérité… Il n’y a que l’action », a-t-il écrit dans Moravagine.

Jean Mabire.