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Cecil Scott Forester Hornblower et le service à la mer

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

S’il est des aventures qui conviennent parfaitement à la populaire collection « Omnibus », ce sont bien celles du capitaine Horatio Hornblower, de la Royal Navy, qui participa à nombre de combats sur mer de 1793 à 1815. Un premier recueil est paru au début de 1995. Un second a suivi à la mi-octobre. Cela fait en tout dix romans, et des meilleurs du genre. Parce que cette série consacrée aux grandeurs et aux servitudes de la marine en bois connut un fantastique succès outre-Manche entre 1937 et 1967, on voudrait faire de Cecil Scott Forester un auteur de « romans populaires » et l’exclure de la grande Littérature — celle qui exige une majuscule.

Rien n’est plus sot. L’auteur de la série des Hornblower, magnifiquement traduit dans un français qui respecte toute la saveur des vieux termes de marine, est un très authentique écrivain. Certains même n’hésitent pas à l’inscrire sur le rôle d’équipage des maîtres du récit d’aventures, aux côtés d’un Stevenson ou d’un Conrad.

En France, Édouard Peisson et Roger Vercel, bons écrivains de la mer au demeurant, n’ont pas osé prendre à l’abordage ce genre trop méconnu chez nous : celui du roman d’action à la fois maritime et historique. Si des récits méritent le beau nom de « saga », ce sont bien ceux-ci, où Forester a mis en scène, avec une parfaite maîtrise, les tribulations d’un homme seul face à un destin, souvent tragique, qu’il saura dominer avec courage, ténacité et humour.

Il est des enfants nés sous le signe de l’Empire. Toute leur vie, ils garderont, comme une mémoire ancestrale, le souvenir des générations vouées au service, sur les Sept Mers du globe ou à la garde de quelque lointaine frontière. L’Afrique ou l’Asie furent leurs terrains de jeu. Immenses, rudes, magnifiques. C’est pour eux sans doute que le grand Kipling, leur frère, écrivit le fameux poème If : « Tu seras un homme, mon fils… » Ainsi Cecil Scott Forester, né en 1899 au Caire, d’un père officier. Comme tant d’autres adolescents, il est envoyé dans un de ces établissements où doit se former à la dure l’aristocratie belliqueuse, dont a besoin l’impérialisme britannique pour imposer, à travers le monde, « la loi de l’homme blanc ».

Le jeune Forester, pourtant, ne se sent guère attiré par le fracas des armes. À l’issue de ses études classiques, il décide de devenir médecin. Sans grande conviction d’ailleurs. C’est à la fois un rêveur et un homme d’action : la mer l’attire. Pas tellement la Royal Navy que la plaisance.

Il réussit à acquérir un voilier de six mètres, l’Annie Marble, et va longuement naviguer à son bord. D’abord en solitaire, puis avec sa jeune femme. Il aime, certes, le grand large. Mais il sait aussi remonter fleuves et rivières, pour découvrir quelque contrée étrangère de la vieille Europe.

Il sait voir. Et il sait écrire ce qu’il voit. Ses premiers livres seront donc des récits de voyage. Ils auront un certain succès dans un pays qui conjugue tous les charmes du « home, sweet home » avec un irrépressible besoin de courir le monde.

Voici Forester écrivain. Dès 1926, il publie son premier roman, Payment Deferred. Il s’y révèle si habile à nouer une intrigue qu’une firme cinématographique de Hollywood l’engage comme scénariste. Le voici en Amérique. Son travail pour les studios du 7e art ne l’empêche pas de publier ses propres livres. Il s’affirme vite comme un de ces bons romanciers anglo-saxons qui savent ficeler une intrigue et la mener sur le bon rythme, sans prétention intellectuelle excessive.

Forester est taillé pour le roman d’aventures. On le voit bien, en 1935, quand il publie African Queen. Il faudra attendre 1951 pour que John Hudson en tire un film qui restera dans les annales du cinéma. L’interprétation d’acteurs comme Humphrey Bogart et Katharine Hepburn donnera beaucoup de relief à cette histoire : en 1915, en Afrique, un marin sauve une jeune missionnaire anglaise ; leur descente d’une rivière dangereuse à bord d’un invraisemblable rafiot devient une véritable épopée.

En 1937, pour la première fois, il met en scène Horatio Homblower. The Happy Return, qui sera traduit en français sous le titre Retour à bon port, voit apparaître un capitaine de frégate de la Royal Navy, dont le bâtiment participe à cette interminable guerre navale qui a opposé, de 1793 à 1815, la vieille Angleterre à la France de la Révolution et de l’Empire.

C’est une période de l’histoire qui a rudement marqué la mémoire collective des insulaires. Ils ont senti le vent du boulet, persuadés que Bonaparte allait tenter — et peut-être réussir — un débarquement sur leurs côtes. Il fallait faire face, les dents serrées, construire des vaisseaux de ligne, recruter des équipages, imposer à tous, officiers et matelots, une discipline de fer. Michel Le Bris, qui a préfacé les deux volumes de la collection « Omnibus » consacrés aux aventures du capitaine Homblower, rappelle que la Royal Navy rassemblait alors près de mille unités : cent vingt vaisseaux de ligne, quatre cents bâtiments de guerre et quatre cents bâtiments de service. En tout, dix mille canons et cent vingt mille hommes d’équipage. À bord des grands voiliers de combat, ces « cathédrales de bois et de toile », la navigation durait des mois et des mois. Plus d’un demi-millier d’hommes devaient vivre les uns sur les autres, dans la misère, l’humidité, le danger.

Ce qui est extraordinaire dans la série des Homblower, c’est la fantastique documentation de l’écrivain. Tous les termes de marine sont exacts et précis, sans donner pour autant l’impression d’une sorte de dictionnaire. Le romanesque l’emporte sur l’érudition, tout au long de ces récits qu’imaginera Forester, jusqu’à sa mort en avril 1966.

Curieusement, les dix volumes qui constituent cette véritable « Homblower saga » ne vont pas être publiés dans l’ordre chronologique.

Dans les trois premiers romans parus avant la guerre, le héros est capitaine de vaisseau, puis commodore. Les lecteurs vont craindre de le perdre entre 1939 et 1945, mais il revient dès la fin des hostilités. S’il est amiral dans le premier livre paru après la guerre, on le retrouvera… jeune aspirant en 1950. Cette manière insolite d’évoquer toute une vie passée sur les flots à bord des bâtiments de sa Majesté ressemble finalement à une sorte de puzzle, dont nous découvrons, l’une après l’autre, les pièces, avant de pouvoir reconstituer une superbe carrière, qui n’est pas sans évoquer quelque récit initiatique.

Ses plus grandes victoires, ce sont celles que Homblower remporte sur lui-même. Plutôt frêle, timide, taciturne, souffrant du mal de mer, ce n’est pas un superman du style Tarzan ou Rambo. Ce qui compte chez lui, c’est l’intelligence et la volonté, une parfaite maîtrise de lui-même, ce que les Britanniques nomment le self-control. On doit, évidemment, y ajouter le sens de l’humour, ce véritable génie d’une race qui ne se prend pas au sérieux et accomplit d’incroyables exploits sans jamais cesser de se garder à distance de toute illusion.

Cela n’empêche pas d’être courageux, ni cruel parfois. Car Anglais et Français, sur mer, en une bonne vingtaine d’années terribles, savent que le combat est, par nature, fureur et sang. Cela n’empêche pas l’estime. Mais exclut toute pitié.

Homblower, seigneur de la mer, du Pacifique à la Baltique, découvre que le service ne souffre aucune faiblesse ni aucune relâche. Il est silence et solitude. Sans jamais les prononcer à voix haute, ce marin ne connaît que deux maîtres mots : « honneur » et « patrie ».

Jean Mabire.