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Charles Maurras Et sa « préhistoire »

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En consacrant une minutieuse et laudatrice biographie à son maître, Yves Chiron, directeur du Bulletin Charles Maurras, a l’immense mérite de faire connaître un homme et une œuvre injustement minorisés. À une époque où l’on a célébré à grand fracas le dixième anniversaire de la disparition de Jean-Paul Sartre, penseur engagé s’il en fut, et où le rôle des intellectuels dans la cité est plus que jamais remis en perspective, il est indispensable de connaître Charles Maurras. On peut ne pas partager ses idées ; encore faut-il les connaître et aussi savoir quelle en fut la « préhistoire ». Une réflexion sur les rapports de la pensée et de l’action est plus que jamais indispensable, même si elle aboutit à une critique de la démarche de Maurras et surtout des maurrassiens. On peut aussi se poser la question de savoir ce qu’il serait advenu de l’œuvre littéraire de ce jeune poète provençal s’il n’avait pas été saisi par le démon de la politique. Quant à l’homme, ce livre prouve que nous le connaissons mal. Il mérite mieux que l’adulation de ses disciples et le mépris de ses adversaires.

Jamais déterminisme régional ne joua un tel rôle que dans le cas de ce fils du soleil, issu des rivages (Martigues) et des collines (Roquevaire) de sa Provence, né en 1868, un 20 avril (quelle ironie pour cet opiniâtre contempteur de la race germanique !).

Il se sentira toute sa vie enraciné en terre occitane et se voudra héritier de l’antique civilisation gréco-latine, relayée par la discipline catholique romaine. Chez lui, la fidélité à la terre et au ciel de sa jeunesse aixoise domine des choix intellectuels qu’il croit guidés par la raison et qui le sont aussi, malgré lui, par l’instinct.

S’être voulu avant tout « classique » et apparaître comme le dernier « romantique », quelle dérision, mais aussi quelle richesse, chez ce poète, guide de son peuple !

Tout fondateur — et Maurras le fut plus que nul autre — n’en est pas moins aussi un héritier. Il ne faut jamais oublier que les maîtres de ce maître furent Mistral pour le meilleur et Barrès pour le pire (bien sûr, il faudrait nuancer, mais la nuance n’est pas maurrassienne).

De l’auteur de Mireille, chantre du peuple provençal, il tire un amour vibrant de la langue maternelle, un patriotisme du sang et du sol, une vision populaire dans le meilleur sens du terme, qui le mènera au félibrige et à des idées autonomistes et fédéralistes qui peuvent apparaître comme le meilleur de sa sensibilité et de son héritage.

À l’auteur des Déracinés, il emprunte un chauvinisme étroit et réducteur qui, plus encore que par la haine viscérale de l’Allemagne et du germanisme, se traduira par un paradoxal ralliement à un ultra-nationalisme plus proche qu’on ne le croit du jacobinisme tricolore des républicains tant haïs.

Dès son arrivée à Paris, l’amitié du poète gréco-parisien Papadiamantopoulos, dit Jean Moréas, le conduit à fonder une école littéraire et politique romane qui transcende la Provence pour s’étendre à tout le monde méditerranéen.

Il est faux de dire que Maurras est incapable d’abolir les frontières. Bien au contraire. Le drame est qu’en opposant la « romanité » et la « barbarie », il se sent plus proche d’un « civilisé » de Grenade, de Naples ou d’Athènes que d’un « sauvage » de Quimper, de Dunkerque ou de Strasbourg !

Son nationalisme français d’origine provinciale (c’est-à-dire d’un « pays vaincu » par l’ordre romain) s’enferme de surcroît très vite dans un choix royaliste dont il ne se départira jamais, même quand il considérera la venue au pouvoir du maréchal Pétain, comme une « divine surprise ».

Quand il se lance dans la politique dans les dernières années du XIXe siècle, il aura du mal à convaincre ses amis patriotes de sauter le pas monarchiste. Mais ce petit homme à l’allure de mousquetaire qui domine à force d’une prodigieuse volonté le handicap de la surdité, est un opiniâtre.

Par conviction ou par lassitude, les créateurs de l’Action française vont, à son image, se complaire dans une querelle monarchie-république qui, pour satisfaire aux exigences d’une séduisante dialectique, ne les enfermera pas moins dans une atmosphère de guerre civile.

D’où les chahuts estudiantins et les invectives. D’où aussi, chez l’auteur du Chemin de Paradis, une passion polémique typiquement méridionale qui le conduira à être désavoué par le Prince et condamné par l’Église.

On peut ne pas aimer Maurras, mais on ne peut qu’être fasciné par l’obstination de cet homme, certain de son intelligence et de sa raison jusqu’à être plus royaliste que le roi et plus catholique que le pape. Catholique mais non chrétien. Le Vatican, dont il révérait la puissance temporelle plus que spirituelle, avait bien discerné le paganisme de ses premiers livres. Il en reste encore, si je ne me trompe, sept inscrits à l’index ! Là encore, la Provence est reine quand il fait cohabiter les dieux et les nymphes de l’Attique et du Latium avec le culte de la Vierge Mère, dont fut imprégnée sa pieuse enfance et qui patronnera une tardive conversion sur son lit de mort.

Que Maurras ait compris que l’idée précède l’action et qu’il n’y a pas de politique sans idéologie (ce qui ne contredit pas son célèbre « politique d’abord ») est sans doute son apport essentiel. L’AF fut une école de pensée qui marqua au moins deux générations.

Les nombreuses dissidences et les échecs répétés devaient aboutir au paradoxe des paradoxes : le plus tenace adversaire de l’Allemagne condamné à la réclusion perpétuelle pour « intelligences avec l’ennemi », après un procès qu’il avait affronté francisque à la boutonnière et dont il s’écria : « C’est la revanche de Dreyfus ! »

Après sept ans et sept mois de prison, le vieux lutteur est mort en exil à Saint-Symphorien-lès-Tours, le 16 novembre 1952.

Même ceux qui ne partagent pas sa doctrine ou qui ne sympathisent guère avec le personnage, doivent le louer d’avoir naguère prononcé la plus intelligente et la plus nécessaire de toutes les maximes :

« Le désespoir en politique est une sottise absolue. »

Jean Mabire.