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Claude Farrère Du succès à l’oubli

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Ceux qui ont eu le bonheur de découvrir Claude Farrère dans leur jeunesse — souvent dans une semi-clandestinité, car certaines histoires un peu lestes inquiétaient naguère parents et éducateurs bigots — ne sont pas près d’oublier ce qui fut pour eux un véritable éblouissement : la découverte de la mer, de l’exotisme-érotisme, de l’aventure et aussi de la dure exigence d’un honneur qui osait dire son nom. Officier de marine, académicien, président de l’Association des écrivains combattants, abondamment décoré, il fut sans nul doute un « notable des lettres » dont le style, avec ses procédés parfois faciles, reste un modèle de la « langue claire » (comme il existe une « ligne claire » dans les bandes dessinées). La semi-disgrâce qu’il subit aujourd’hui ne doit pas faire oublier qu’il fut un bon artisan des lettres et un homme de courage, qui porta sur le monde qu’il parcourut une vision parfois étrangement lucide.

De son vrai nom Frédéric-Charles Bargone, fils d’un officier de la Coloniale, il est né à Lyon, le 27 avril 1876, dans une famille où cohabitaient vaille que vaille une origine italienne et une hérédité britannique. Il s’en tira en se prétendant surtout Corse et cette lointaine origine insulaire le poussa à « faire Navale »

Il embarque à bord du Borda en rade de Brest comme élève-officier et va beaucoup voyager. Il sert ainsi en Extrême-Orient, puis en Turquie. Il en conçoit une sympathie indéfectible pour les Japonais et les Ottomans.

Il a la chance, au large d’Istamboul, d’avoir pour « pacha », ainsi qu’on surnomme tout commandant, le capitaine de frégate Julien Viaud, plus connu sous le nom de Pierre Loti.

Autre rencontre, à Paris cette fois : Pierre Louÿs, qui lui mettra le pied à l’étrier littéraire.

Comme c’est alors la mode, il commence par publier, en 1904, un recueil de contes : Fumée d’opium. Le succès est aussi immédiat que le scandale.

Le second livre de l’enseigne de vaisseau Bargone, qui se fait désormais appeler Claude Farrère, Les Civilisés, lui vaut le Prix Goncourt en 1905, après une rude bataille.

C’est un foudroyant embarquement dans une nouvelle carrière. Il publie dans la foulée L’homme qui assassina, Mademoiselle Dax, jeune fille et surtout Les Petites Alliées, croquis assez vifs des demi-mondaines de Toulon. Il sacrifie à la mode du roman historique avec Thomas l’Agnelet, gentilhomme de fortune, et ne tarde pas à réunir ses contes en volumes : Dix-sept histoires de marins ou Quatorze histoires de soldats.

Entre temps, il a réussi, en 1909, son livre le plus célèbre, qui à lui seul suffirait aujourd’hui à sa gloire et à notre admiration inentamée : La Bataille.

C’est une belle histoire d’amour, de guerre et de mort, dans un Japon qui se prépare à affronter la Russie au début de ce siècle. La bataille, c’est Tsoushima et elle est décrite par un orfèvre, officier canonnier breveté, sorti major de sa promotion.

Les caractères se heurtent dans un pays passant de la féodalité au modernisme. Les Occidentaux ne s’y montrent pas inférieurs aux fils des samouraïs quand il s’agit d’honneur. Ainsi, un officier de marine britannique prend le commandement d’une tourelle d’un cuirassé nippon, en plein combat, « car un gentleman doit payer… » Payer quoi ? Vous le découvrirez.

Un homme qui a écrit un tel livre pouvait bien, par la suite, signer des romans un peu hâtifs et parfois médiocres.

Farrère-Bargone, qui a servi, à la fin de la Grande Guerre, dans les chars de combat, abandonne la « Royale » et poursuit sa carrière littéraire. Ses grands livres sont pourtant derrière lui, si ce n’est Les Condamnés à mort (1920), assez fantastique roman d’anticipation.

Après une longue retraite au pays Basque, il meurt le 21 juin 1957, beau vieillard plus qu’octogénaire mais toujours séduisant, avec sa superbe barbe blanche.

Haïssant les Allemands d’une haine obsessionnelle, il évita de se compromettre en 1940, mais n’en fut pas moins très fidèle à deux de ses amis fort « collaborateurs », le physicien Georges Claude et le commandant Paul Chack, son camarade de promotion à Navale.

Ses Souvenirs, parus en 1953 chez Fayard, restent, par leur ton insolite, un petit livre fort réjouissant. Une dizaine d’années après les drames de l’occupation et de l’épuration, il montre une belle liberté de jugement :

« Pétain, un assez mauvais général, qui faillit plusieurs fois nous faire perdre la guerre de 1914-1918, notamment — et prépara nos désastres de 1940 — fut un diplomate et un chef d’État excellent de 1941 à 1944. » Suit une paradoxale démonstration !

Farrère ne cacha pas, avant la guerre, son admiration pour Maurras, Mussolini ou Franco, à la gloire duquel il écrivit en 1937, une enthousiaste Visite aux Espagnols.

Dans ses Souvenirs de 1953, il ne renie rien de ses opinions fasci-santes :

« Benito Mussolini, dans l’histoire italienne, vient après Jules César, mais approche d’Octave Auguste… Le bien que Mussolini fit à l’Italie est tout de même incommensurable… Je parle de l’impulsion puissante — quoique insuffisante — qu’il donna aux hommes, à l’énergie, aux âmes. »

Ses amis se nommaient Pierre Benoit, Colette, La Varende ou Simenon, et son grand homme fut sans conteste Lyautey, qu’il visita au Maroc et dont il garda un souvenir ébloui : « L’Islam nous enthousiasmait tous les deux. — Un catholicisme simplifié, à l’usage des nègres. Nous trouvâmes la formule ensemble. »

On comprend que Farrère soit aujourd’hui non seulement oublié mais maudit. Son franc-parler ferait davantage scandale que son goût pour l’opium… par haine de l’alcool !

Jean Mabire.