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Curzio Malaparte Le génie dans l’infidélité

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

Les fascistes comme les antifascistes — cela fait quand même du monde — n’aiment guère Curzio Malaparte, journaliste et romancier des deux camps ennemis. Pour les fidèles et les sectaires, ses volte-face sont trahisons, son insolence n’est que cynisme et son anarchisme foncier égoïsme petit-bourgeois.

Passer avec autant de désinvolture d’un parti à un autre n’est-il pas au contraire la marque même d’un esprit supérieur, courageux, fou de liberté et parfois de tendresse ? Comédien et tragédien tout ensemble, il fut, de toutes ses fibres, à la fois patriote toscan, italien italianissime et européen déchiré entre la vie et la mort de notre continent, comme il fut déchiré entre le sang paternel et la terre maternelle. À travers toutes ses contradictions, il exprime le drame du monde moderne, par-delà les horreurs de la guerre et les angoisses de la paix.

Fils d’un ingénieur saxon immigré en Toscane où il a épousé une beauté lombarde, Kurt Erich Suckert, né le 9 juin 1898 à Prato, se veut d’autant plus italien que son père est allemand pure souche.

Son éducation compte pour lui plus encore que son hérédité. Les siens le confient à une famille ouvrière. De son enfance prolétarienne, il voudra toujours faire un étendard. Infidèle de tempérament, aristocrate d’instinct, décadent déchiré et meurtri, qui dissimule sa mélancolie sous le cabotinage, il n’en restera pas moins un homme du peuple, malgré sa somptueuse villa-bunker de Capri et ses cheveux gominés de gigolo transalpin.

D’abord, pourquoi ce pseudonyme, assez tard choisi, de Malaparte ? Tout simplement parce que Bonaparte était déjà pris…

En 1914, il s’engage à seize ans dans la Légion garibaldienne, pour se battre aux côtés des Français, dans un élan romantique qu’il ne reniera jamais. On ne doit pas oublier ce geste et une francophilie qu’il traînera toujours comme une maladie incurable.

Ancien combattant, qui a commandé une section de lance-flammes d’assaut à moins de vingt ans, sportif, cultivé, ami des lettres et des dames, beau parleur, « républicain », anticlérical et même socialisant, il n’en faut guère plus pour endosser une chemise noire qui lui va bien au teint.

À découvrir son rôle capital dans l’intelligentsia italienne des années vingt, on doit réviser quelques préjugés : le fascisme, loin d’être univoque, suscite au contraire une floraison assez contradictoire de tendances et d’écoles politico-littéraires au milieu desquelles, Malaparte, journaliste-né, se révèle comme dauphin dans la mare nostrum, lorsqu’il dirige l’hebdomadaire La Conquista dello Stato.

Enfant terrible, qui se met à dos tous les hiérarques corrompus du régime, il tient son rang, à l’extrême gauche révolutionnaire d’un parti multiforme qui comprend aussi une extrême droite conservatrice. Que de duels ! Malaparte ne s’en prive pas.

Mussolini est à la fois séduit et agacé par ce garçon trop doué, qui lui rappelle son propre passé de contestataire de la société bourgeoise, vaticane et monarchique.

Il faut toujours un public à Malaparte. Il l’obtient par la flagornerie ou la provocation, encensant ou critiquant le régime de l’intérieur, avant de se retrouver quand même, confortablement et provisoirement, déporté aux îles Lipari, quand il s’est montré vraiment trop impertinent. Sitôt libéré, il s’exile à Londres ou à Paris, revient vite dans son pays, se cabre, se courbe et se retrouve finalement à la tête de la revue Prospettive, qu’il qualifie lui-même de « très italienne et fasciste d’esprit »…

Le Duce, incapable de longue rancune envers cet infernal polémiste, fait de lui un capitaine de ses troupes alpines et un correspondant de guerre en Éthiopie, dans les Alpes, en Russie, en Finlande, le plus loin possible de Rome et de ses intrigues.

Malaparte, qui a déjà publié avant la guerre une vingtaine de livres, dont une insolente Technique du coup d’État et un facétieux Monsieur Caméléon, tire de ses rencontres sur le front de l’Est, l’ouvrage le plus horrible de notre temps : Kaputt. Ce sera incontestablement son chef-d’œuvre. Après cette fresque sanglante sur l’occupation allemande en Europe, il récidive avec La Peau, description putride de l’invasion américaine en Italie.

Ces deux livres, inoubliables, marquent notre époque au fer rouge. Bouffons et cruels, ils donnent les couleurs du reportage à ce qui n’est que fantastique création romanesque. Mensonges élevés au rang de mythes non plus fondateurs mais destructeurs. Acteur et témoin d’une agonie, Malaparte hurle à la mort dans un monde où Dieu est verboten comme off limits.

Ces deux monuments de sang et de pus couronnent ses autres témoignages de « reporter de l’enfer », comme Le Soleil est aveugle ou La Volga naît en Europe.

Son dernier cri, Ces sacré Toscans, est un insolite plaidoyer pour sa patrie chamelle, ressuscitée à jamais dans l’Europe aux cent drapeaux des régions et des peuples.

Persuadé qu’il a toujours « fait honneur à son pays » et certain d’en être le plus grand écrivain, ne reniant jamais rien de son passé, avide pourtant d’autres échos à sa mégalomanie, Malaparte, obsédé par la décadence et la pourriture de l’Europe, se montre après la guerre encore plus anti-américain qu’anti-soviétique.

Naïf admirateur de Mao, après avoir été thuriféraire du Duce, il s’enthousiasme pour la Chine populaire au cours d’un voyage-reportage, dont il revient moribond.

Le 19 juillet 1957, à moins de soixante ans, il succombe à un cancer foudroyant, après avoir, sur son lit de mort, sollicité les consolations du Parti communiste et de l’Église. Double conversion ou ultime pirouette ?

Jean Mabire.