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Daphné Du Maurier Une femme et le pays de ses rêves

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Est-il des saisons pour lire les livres ? Les « mois noirs », ceux du long hiver, ne seraient-ils pas favorables à cet auteur dont la plupart des romans et nouvelles se déroulent dans les landes de la sauvage Cornouaille britannique, tourmentée par les rafales d’une pluie froide, amie des revenants et des naufrageurs ?

Celle que tous ses voisins croisaient sur les sentiers d’une côte déserte, avec ses bottes boueuses et sa vieille casquette de pêcheur, marchant sans fin dans le sillage de ses chiens infatigables, était aussi un écrivain de grand vent.

Cette femme, toute pétrie de talent et de vigueur, a réussi quelques-uns des livres les plus « virils » de notre siècle. Son goût du romanesque le plus surprenant savait rallier l’aventure et le fantastique. Elle fut, sans conteste, l’héritière du grand Stevenson et, comme lui, semblait parfois écrire « pour le cinéma ».

Ce sont des histoires destinées aux âmes fortes qu’elle nous a contées. La plupart témoignent d’un double enracinement, dans le temps comme dans l’espace. La Cornouaille d’aujourd’hui, comme celle des siècles passés, n’est pas seulement un décor. C’est une véritable entité vivante, que l’on peut qualifier de magique.

Certains ont traité avec quelque mépris ses livres de « populaires ». C’est leur faire le plus grand des compliments. Et ses histoires pleines de bruit et de fureur, loin d’être mièvres, sont le reflet même de la violence de la vie.

On dit de tels enfants que les fées se sont penchées sur leur berceau. Daphné du Maurier, née le 13 mai 1907, dans le chic quartier londonien de Hampstead, est la petite-fille d’un peintre fort célèbre, George Du Maurier qui, bien que né à Paris, devait devenir un des illustrateurs favoris de Punch, le plus britannique des périodiques insulaires.

Ses parents, Sir Gerald Du Maurier et Muriel Beaumont (elle aussi d’origine française) sont des acteurs célèbres, particulièrement appréciés de la famille royale.

Daphné et ses deux sœurs vont apprendre aussi, plus tard, que la personne la plus illustre de la famille était sans doute leur trisaïeule, Mary Anne Clarke, qui fut en son temps, de 1803 à 1807, la maîtresse officielle du prince régent, Frédérick duc d’York…

Enfant gâtée s’il en est et adorée par un père très possessif, la jeune fille est élevée à la maison par une gouvernante, avant de terminer ses études — seule — à Paris.

À dix-huit ans, elle réussit à faire publier dans une revue une nouvelle et un poème de sa main. Même si un cousin germain de son âge lui fait perdre son innocence, elle ne montre guère de féminité et regrette de ne pas être un garçon. On remarquera par la suite que plusieurs de ses romans ont pour narrateur un personnage masculin. Cela explique peut-être ce trop-plein d’énergie et d’originalité, qui est le fond même de son caractère.

Le grand événement de son enfance est la passion dont se prennent ses parents pour la très celtique Cornouaille, ce véritable Finistère britannique, encore hantée par des personnages aussi fascinants que le roi Arthur et l’enchanteur Merlin.

À jamais séduite par ces paysages de landes, de marais, de falaises, fouettés par le vent et la pluie, elle saura les exalter jusqu’à leur donner une dimension quasi surnaturelle. Près de la moitié des dix-sept romans qu’elle va écrire se déroulent en Cornouaille et elle sera considérée comme le grand écrivain du vieux duché en notre siècle, même si ses récits romanesques vont bien au-delà de ce que l’on nomme le régionalisme.

Un jour, elle vivra à plein temps dans le pays qu’elle a choisi dans un grand élan d’enthousiasme et qui va la reconnaître pour sienne.

En 1931, elle publie son premier roman, The Loving Spirit, qui vient d’être tout récemment offert au public de langue française dans une nouvelle traduction : L’Amour dans l’âme. Daphné n’a que vingt-quatre ans.

Ce long récit est, sur un siècle, la chronique d’une famille de Cornouaillais qui refuse, à travers quatre générations, de renier ses propres valeurs non-conformistes, préférant la sauvagerie ancestrale à la civilisation urbaine et marchande. Deux portraits de femmes, totalement insoumises, annoncent déjà ces grandes rebelles que l’on retrouvera dans la plupart de ses romans.

L’année suivante, Daphné épouse un jeune officier des grenadiers de la Garde royale, Frédérik Browning, qui sera, dix ans plus tard, le créateur des troupes parachutistes britanniques.

Quand il rejoint sa femme en Cornouaille, c’est pour partir, avec elle et parfois leurs trois enfants, vivre les joies de la plaisance à bord de son voilier Ygdrasil (du nom de l’Arbre de Vie des anciens Vikings).

Après deux autres romans, qui seront des succès, Daphné Du Maurier, devenue Mrs Browning, va connaître la gloire avec son fameux Jamaica Inn. C’est en effet une fantastique histoire que celle de L’Auberge de la Jamaïque, où se croisent contrebandiers et naufrageurs, dans ce singulier repaire de tous les aventuriers du Sud-Ouest totalement isolé à un carrefour sur la lande de Bodmin, perdu dans un paysage âpre et hostile, sans cesse balayé par des vents furieux emportant les lourds nuages dans une véritable chasse sauvage.

Une jeune orpheline découvre les affreux trafics de son oncle par alliance et croit trouver un refuge auprès du vicaire du village d’Altarnum. Mais… L’arrivée de Mary Yellan à l’auberge tragique par une froide et grise journée de fin novembre exhale une atmosphère inoubliable. Et avec quel effroi la jeune fille va découvrir que les vieux dieux barbares hantent encore les collines de ce pays sans pitié !

Ce roman, comme une dizaine d’autres de sa plume, sera porté à l’écran. Que le grand Hitchcock réalise ce film, juste avant la guerre, ouvre une voie dans laquelle un écrivain tellement soucieux de paysages désolés et d’aventures insolites ne peut que s’engouffrer. On le verra dans Rebecca et Ma cousine Rachel, où la part du fantastique et de l’inquiétude est prépondérante.

On peut préférer ses récits historiques, comme Frenchman’s Creek (traduit sous le titre : L’aventure vient de la mer) et surtout Le Général du roi, où revit le plus singulier des hommes de guerre et d’amour dans une Angleterre du XVIIe siècle en proie à la guerre civile. La femme qui va devenir le touchant faire-valoir de ce soudard, Honor Harris, est une jeune fille comme Daphné Du Maurier les aime : fière, intraitable, entière, folle d’intransigeance et de liberté.

Le général Browning, très éprouvé par le désastre subi par ses paras à Arnhem, dont certains le tiendront, sans doute à tort, pour responsable, meurt le 14 mars 1965, sans avoir vécu dans la nouvelle demeure de Kilmarth, où son épouse va passer le restant de son existence, jusqu’à sa disparition, le 19 avril 1989, à quatre-vingt-deux ans.

Jusqu’au bout, elle avait tenu à sa promenade quotidienne de plusieurs heures sur « ses » terres de Cornouaille, dont elle était physiquement éprise par toute sa volonté de se créer une patrie charnelle.

Son dernier roman, paru en 1972, Rule Britannia, était un curieux livre d’anticipation : le Royaume-Uni quitte l’Europe du Marché commun pour devenir une sorte de nation colonisée, totalement annexée et exploitée par les États-Unis. Une vieille actrice retirée en Cornouaille anime alors la résistance de ses amis et de ses voisins en lutte contre les troupes américaines débarquées chez eux. Ces insurgés protègent ainsi leur héritage ancestral contre des interlopers (ce que le dictionnaire traduit par intrus).

Voici une histoire très morale, qui évoque un péril bien réel. Se trouvera-t-il un éditeur pour la traduire et la publier en français, à l’heure où la résistance des « indigènes » contre le cosmopolitisme et l’américanisation devient peut-être le seul grand problème politique planétaire de cette fin de siècle ?

Jean Mabire.