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David Herbert Lawrence Le grand sulfureux

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Il est rare qu’un grand écrivain rende un vibrant hommage à l’un de ses aînés et témoigne ainsi de tout ce dont il lui est redevable. C’est pourtant le cas d’Anthony Burgess — l’auteur du roman L’Orange mécanique, qui devait inspirer un film célèbre. Dans un court ouvrage très dense, qui vient d’être traduit en français, il salue en David Herbert Lawrence un homme qui avait « le feu au cœur » et dont l’œuvre est indispensable à la compréhension de notre siècle. Lawrence ne fut pas seulement un auteur scandaleux, il reste le prophète essentiel d’une possible renaissance.

Prématurément disparu dans sa quarante-cinquième année le 2 mars 1930, Lawrence n’en reste pas moins très présent chez les « bons Européens » tant cet Anglais exemplaire — fils d’un mineur d’Eastwood, né dans les Midlands le 11 septembre 1885 — incarne les tentations et les certitudes d’une époque où toutes les interrogations secouèrent notre vieux monde.

David Herbert Lawrence, qu’il ne faut surtout pas confondre avec son homonyme Thomas Edward, le célèbre et équivoque Lawrence d’Arabie, a écrit entre 1911 et 1928 une trentaine de livres, dont le plus célèbre, L’Amant de Lady Chatterley n’est pas forcément le meilleur, mais qu’on aurait bien tort de réduire à une sorte de scénario pour film X.

Burgess, dans son essai sur Lawrence, met beaucoup de lui-même mais n’est-ce pas ce que l’on doit exiger d’un écrivain parlant d’un écrivain ? C’est un portrait fraternel. Et d’autant plus fraternel que Lawrence plaçait très au-dessus de tout autre sentiment l’amitié entre hommes, la camaraderie. Ce qui ne l’empêchait pas (au contraire de l’autre Lawrence, le petit colonel) d’aimer les femmes. Ou plutôt la femme, en l’occurrence la sienne, l’Allemande Frieda von Richtofen, de la famille du célèbre aviateur prussien de la Grande Guerre, surnommé le Baron rouge. Elle quitte en 1912 son mari Ernest Weekley, professeur d’université, et ses trois jeunes enfants, pour suivre jusqu’au bout du monde ce garçon malingre, d’extraction très populaire, assez mal élevé, et de surcroît tuberculeux.

L’amour, qui ne peut être que l’amour fou, avec ses extases et ses querelles, est au cœur même de l’œuvre, de la pensée et de la vie de Lawrence. La passion dans son absolu reste pour lui le grand témoignage, le culte pourrait-on dire, qu’il rend à la seule divinité qu’il salue, la vie.

Dans cette conception lawrencienne de la vie, l’instinct l’emporte sur la raison, la violence sur la charité, le risque sur la peur, la joie sur la morale. Lawrence, il faut le répéter, est un scandale permanent, dans ce que le scandale a de plus nécessaire et de plus fertile, face au puritanisme, à l’hypocrisie, à la hantise du péché, à la négation de la vie terrestre.

Toute son œuvre apparaît dominée par ce que Burgess nomme « une relation mystico-sensuelle entre l’homme et la terre ».

Après Le Paon blanc, maladroit et dévastateur, le titre de son second livre, Le Profanateur, est tout un programme. Pour lui, la dure réalité de « l’homme naturel » doit supplanter la vision, généreuse mais illusoire, de « l’homme progressiste », dont se réclament aussi bien le militant socialiste que le bourgeois chrétien. Ce « naturaliste » ne ressemble pourtant pas aux athées de son temps. Croyant en la toute-puissance de l’élan vital, il se veut tout autant ennemi de la science que de la religion. Il est curieux que les écologistes ne s’en soient pas réclamés. Il est vrai qu’il s’intéressait plus à la sauvegarde des individus qu’à celle des éléphants.

Pour cet homme primitif authentique, « le monde est trop complexe et trop dynamique pour ne pas être envahi de dieux et de déesses qu’aucun doux Jésus ne peut chasser », remarque Burgess. L’écrivain traite son aîné sans indulgence. Il le décrit « arrogant, dogmatique, messianique, incohérent », ce qui ne l’empêche pas d’être « sympathique » et aussi « génial ».

Son roman Amants et Fils, lui assure la célébrité à la veille de la guerre de 1914. Réformé, il part avec Frieda, épousée après son divorce, vivre en Cornouaille britannique, d’où le couple se fait chasser, car on soupçonne cette Allemande et cet Anglais blasphémateur d’être… des espions du Kaiser.

Lawrence frôle alors la prison. Un de ses meilleurs livres, L’Arc-en-ciel est condamné pour obscénité et détruit.

En politique, il refuse de révérer, là comme ailleurs, les idoles. Il écrit : « L’hydre mortelle aujourd’hui est l’hydre de l’Égalité. Liberté, Égalité et Fraternité constituent un serpent trois fois venimeux. » Par ailleurs, il hait l’argent. « Il nous retranche de la vie, de toute vitalité, du soleil et de la terre vivante, comme rien d’autre ne peut le faire. »

Le voici à l’index, montré du doigt par la bonne société patriote, démocratique, protestante.

On s’exilerait à moins ! Après avoir tenté en vain de créer une communauté d’esprits libres à leur image, David Herbert et Frieda quittent l’Angleterre en 1919. Ils vont vagabonder en Sicile, en Australie, à Tahiti, en Sardaigne, à la recherche d’une religion du soleil, des étoiles et de la lune. Ils la trouveront au Nouveau-Mexique.

Dans son meilleur roman, Le Serpent à plumes, Lawrence affirme : « Ce que l’homme désire le plus passionnément, c’est sa totalité vivante, une forme de vie à l’unisson, et non le salut personnel et solitaire de son âme. »

Son dernier livre, L’Homme qui était mort, publié en France avec une remarquable préface de Drieu La Rochelle, est une insolite et insolente parabole sur la vie du Christ. Jamais le fils du mineur d’Eastwood n’a été aussi religieux, dans le vrai sens du terme, que dans ce livre subversif. « Toute littérature est subversive », conclut d’ailleurs Burgess.

Jean Mabire.