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Édouard Dujardin Héraut wagnérien

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Le festival de Bayreuth prend chaque année la dimension d’un véritable culte rendu au compositeur-prophète Richard Wagner. On ne se souvient guère de ce que fut la dure bataille menée par quelques musicologues et écrivains pour révéler au public français le créateur de L’Anneau du Nibelung. Édouard Dujardin fut alors, sans nul doute, un des chefs de file de cette « croisade ». Il fut, par ailleurs, poète, romancier, créateur d’un genre nouveau : le monologue intérieur, dramaturge, historien des religions, fondateur de revues. Bref un homme curieux de tout et un curieux homme en tout. Son indéfectible amitié avec l’insolite philosophe britannique Houston Stewart Chamberlain lui valut d’être « épuré », alors qu’il était âgé de quatre-vingt-trois ans et vivait très à l’écart du monde politique et même littéraire.

Il demeure un original témoin de son temps et un écrivain précurseur, dont l’importance a été occultée au point de classer aujourd’hui parmi les inconnus ce grand lyrique de l’époque symboliste. Le personnage demeure pourtant exceptionnel

Né à Saint-Gervais-la-Forêt, dans le Loir-et-Cher, près de Blois, le 10 octobre 1861, Édouard Dujardin se réclame cependant d’une famille normande de Pont-Audemer et il fera ses études au lycée Corneille de Rouen.

C’est à Londres qu’il découvre pour la première fois l’intégrale de L’Anneau du Nibelung, alors qu’il est un jeune étudiant d’une vingtaine d’années.

« J’étais comme dans le flux d’un océan », dira-t-il plus tard de cette expérience, « et je suis resté pris toute ma vie ». Il décide de défendre le grand compositeur, dont l’œuvre, après la défaite de 1871, est conspuée en France où l’on ironise sur cette musique « teutonne ».

Tandis que l’auteur de Parsifal meurt à Venise au début de l’année 1883, il se lie d’une amitié qui durera toute leur vie avec Houston Stewart Chamberlain, fils d’un amiral anglais, tout aussi enthousiasmé que lui par le maître de Bayreuth. De cette rencontre naît, en février 1885, la Revue wagnérienne, qui défend avec passion le nouveau drame musical, où s’exprime toute une conception du monde : « C’est une grande idée artistique, une idée populaire, une idée religieuse », écrit-il.

Dujardin va se trouver, tout naturellement, parmi les premiers à participer à cette école littéraire qui prendra le nom de « symbolisme » et va profondément marquer la fin du siècle. Il renonce à devenir musicien ; il sera écrivain.

Il publie Pour la vierge du roc ardent, sorte de poème en prose mêlée de vers. Cela date, mais témoigne d’un bel élan lyrique, tout comme son recueil de nouvelles Les Hantises. Il continue à se battre pour tenter de faire représenter à Paris Lohengrin, malgré les manifestations des ultranationalistes, partisans du général Boulanger et nostalgiques de la revanche. La Revue wagnérienne cesse pourtant de paraître en 1888.

Édouard Dujardin publie alors, à vingt-sept ans, son premier roman : Les lauriers sont coupés. Il invente véritablement, dans ce très court récit, un nouveau genre littéraire : le monologue intérieur. L’idée en sera reprise par la suite par l’Irlandais James Joyce dans son célèbre Ulysse. Certains critiques salueront Dujardin comme un véritable initiateur, même si le tirage du livre dépasse à peine les quatre cents exemplaires. Une réédition en format de poche (10/18) témoignera enfin, en 1968, de la place réelle de son auteur dans l’évolution littéraire. Il abandonne déjà le roman pour le théâtre et fait jouer La Légende d’Antonia, qui connaît, comme on dit, un succès d’estime. Son auteur, un peu découragé, après avoir tâté du métier de comédien, publie un second roman, L’Initiation au péché et à l’amour, qui fait quelque scandale par des hardiesses qui apparaissent aujourd’hui bien timides.

Il n’y aura pas de troisième roman. Désormais, Dujardin se veut plus historien et philosophe que créateur, même s’il poursuit toujours sa grande Quête de l’Idéal (avec deux majuscules).

Après Wagner, il s’enthousiasme pour Nietzsche. Évolution normale, qui le rapproche de son demi-compatriote André Gide et de ses Nourritures terrestres. Il continue à fréquenter son ami Chamberlain, qui vient d’écrire La Genèse du XIXe siècle, œuvre « kolossale » où s’expriment incontestablement une théorie fort révolutionnaire de l’unité européenne. Avec un autre de ses amis normands, Rémy de Gourmont, Dujardin fonde alors La Revue des idées. Le moins que l’on puisse en dire est que le ton en est singulièrement libre. Ses animateurs sont vite qualifiés d’anarchistes par les bien-pensants.

Dujardin se passionne désormais pour l’histoire des religions. Il apprend l’hébreu pour démontrer la filiation du judaïsme au christianisme et publie un curieux essai sur La source du fleuve chrétien. Il est appelé à professer, dès 1907, un cours d’histoire des religions à la Sorbonne et voyage au Proche-Orient.

Il a déjà cinquante-trois ans quand éclate la guerre de 1914. « Au plus fort de la mêlée, je crie : la haine ? moins que jamais ! » Il fonde alors Les Cahiers idéalistes et s’efforce d’y défendre les idées à contre-courant. Il rêve de créer, dès la paix établie, une revue franco-allemande. Ce ne peut être qu’un échec. Alors il retourne à ses chères études et se proclame « un Don Quichotte de l’histoire des religions », annonçant une grande révolution à la fois politique et mystique. C’est au théâtre qu’il exprime sa hantise du « Retour éternel ».

Avant la guerre, il fonde l’Académie Mallarmé en l’honneur de son maître en poésie. Pendant la guerre, il publie Rencontres avec Houston Stewart Chamberlain et aussi De l’ancêtre mythique au chef moderne. Après la guerre, il est inscrit sur la liste des écrivains indésirables. Il s’est dit jadis « léniniste » et on l’étiquette maintenant « hitlérien ». Il est avant tout un curieux socialiste, anti-individualiste et profondément mystique.

Édouard Dujardin meurt le 31 octobre 1949 à Paris, totalement solitaire et oublié. Il y a longtemps qu’il n’avait plus les moyens de recevoir des amis dans sa maison de Fontainebleau, sous une peinture représentant le triomphe du dieu solaire Apollon…

Jean Mabire.