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Édouard Estaunié Province, bourgeoisie et « Belle époque »

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Non seulement on ne lit plus Édouard Estaunié de nos jours, mais on ignore jusqu’à son nom… Quelques spécialistes de l’histoire littéraire se contentent d’évoquer son souvenir en le qualifiant de « sous-Bourget », ce qui n’est certes pas très valorisant. Cependant, l’homme et son œuvre, pour démo­dés qu’ils apparaissent, l’un comme l’autre, n’en sont pas moins très révélateurs d’une sensibilité aujourd’hui disparue.

Peu d’auteurs témoignent à ce point des vertus et des tares de ce qu’on nommait la « Belle Époque ». La guerre de 1914 devait totalement bouleverser une société qui datait de l’autre siècle et donner à ce genre romanesque la seule qualité de témoignage historique. Cet adjectif est d’ailleurs impropre, tant l’univers de cet académicien exemplaire se situe justement hors de l’histoire et de ses violences. Les seules passions qu’il s’attache à nous décrire sont intérieures et quasi clandestines. Elles cachent leurs secrets au cœur d’un monde rigoureusement clos sur lui-même.

Voici un romancier qui n’a cessé de choisir pour cadre la province et non la capitale, enfermant de surcroît ses personnages dans une classe sociale aux règles très strictes, ce qui n’en rend que plus singuliers ceux qui les transgressent. Romancier de l’atmosphère, de la souffrance et du sacrifice, il fut un témoin précieux de ce qui a disparu bien plus que de ce qui demeure…

D’être né à Dijon, le 4 février 1862, et d’appartenir à une famille bourguignonne de vieille souche, ne suffit pas à faire d’Édouard Estaunié un écrivain enraciné. Au contraire. Et c’est d’abord en cela que son cas est révélateur.

Bien moins que Bourguignon et rural, il se veut citadin et provincial. Le seul fait de situer tous ses romans en dehors du microcosme parisien ne l’attache pas à une région fût-elle la sienne, mais donne à ses intrigues un cadre que l’on pourrait qualifier de négatif. Sans qu’il le cherche le moins du monde, on peut découvrir dans cette œuvre romanesque très classique, à l’ambition assez balzacienne, le destin médiocre de ces petites villes qui ont perdu toute ambition historique, toute idée d’un destin qui serait le reflet de quelque grandeur disparue.

Les êtres que décrit Estaunié sont d’abord des provinciaux, c’est-à-dire – étymologiquement – des vaincus, qui ont oublié une très vieille aventure. On ne décèle aucune nostalgie de l’Empire ni de la Toison d’Or chez un écrivain qui vit pourtant le jour dans la capitale historique des ducs de Bourgogne !

Il y a pire.

Tous ces personnages, auxquels on ne peut certes attribuer le qualificatif de « héros », sont des bourgeois. Ils appartiennent, par tous leurs préjugés et tous leurs réflexes à une classe sociale renfermée sur elle-même, aussi éloignée de la grandeur aristocratique que de la révolte populaire. Ce sont tous des citadins, ignorants de la campagne, du monde paysan, de la nature et de ses lois.

Déracinés, ce mot s’impose. Alors, hors de l’histoire et hors de la nature, il ne leur reste que leurs modestes passions domestiques, leurs vertus et leurs vices individuels, où la seule communauté est celle de leur famille souvent déchirée par des secrets douloureux et inavouables.

En ce sens, Édouard Estaunié sera un des écrivains les plus pessimistes du début de notre siècle, un de ceux qui a pressenti l’impasse à laquelle était vouée ce que Drieu La Rochelle nommait la « rêveuse bourgeoisie ».

Ce pessimisme s’explique aussi sans nul doute par la vie même de l’écrivain. Son père, d’origine languedocienne, est mort à trente ans, avant même la naissance de ce fils promis au malheur. L’enfant sera élevé par sa mère et surtout par son grand-père, M. Monthieu, ancien garde des forêts, personnage rigide, totalement enfermé dans sa double croyance catholique et monarchiste. Le jeune Édouard sera envoyé chez des pères jésuites qui contribueront à lui donner une image bien austère de la vie.

À vingt ans, brillant élève, il entre à l’École polytechnique. Sa formation scientifique le conduit à se présenter au concours d’ingénieur des Postes et télégraphes. Il sera reçu et restera fonctionnaire toute sa vie, accédant à de hautes responsabilités et publiant des ouvrages savants tels Les Sources de l’énergie électrique ou un Traité pratique des télécommunications.

La littérature n’en est pas moins son violon d’Ingres, mais il ne peut l’envisager que sous l’angle de la peinture naturaliste d’une société dont tous les personnages doivent affronter, à un moment ou l'autre de leur vie, une crise, qui va totalement modifier leur comportement et leur destinée.

Édouard Estaunié n’a pas trente ans quand il publie son premier roman, Un simple, où la part autobiographique reste, selon l’usage chez presque tous les débu­tants, fort importante.

La question qu’il se pose alors et qu’il se posera toute sa vie est la suivante : « Et si l’essentiel des êtres était ce qu’on ne voit pas ? » Il va donc arracher les masques des personnages qu’il imagine et qui parfois lui échappent, tant les passions secrètes peuvent receler de violence.

Après le succès de son premier livre, il donne, avec Bonne-Dame, une incontestable preuve de son talent. Nul ne sait mieux que lui décrire « l’œuvre d’infimes circonstances à demi perçues et de riens ». On le sacre même « romancier de l’impalpable ».

Curieux homme que cet auteur qui partage strictement sa vie entre ses deux métiers et qui va se révéler esprit beaucoup plus libre qu’on pourrait l’attendre de la part d’un représentant quasi caricatural des grands serviteurs d'une IIIe République alors triomphante. Un seul exemple : si son roman L’Empreinte (1896) est une critique de l’enseignement donné par les religieux, une autre de ses ouvrages, Le Ferment (1899) attaque tout aussi vigoureusement l'enseignement laïque et l’esprit matérialiste.

Voilà qui prouve son impartialité, mais ne permet guère de la situer. C’est sans doute qu’il tient à rester inclassable, aussi éloigné finalement des croyants que des athées. On lui attribue pour toutefois un vague panthéisme.

Avec les années, sa maîtrise s’affirme. La Vie secrète est une réussite et Les choses voient un assez curieux tour de force qui mériterait d’être réédité. Quoi de plus étrange que de faire narrer une histoire par les objets qui en ont été les témoins ! Bien sûr, ce récit nous paraît passablement rocambolesque, dans la mesure où les attitudes et les sentiemnts ont évolué depuis le début du siècle.

Ce côté démodé n’empêche pas des trouvailles littéraires. Ainsi, dans L’Appel de la route, la même histoire est racontée par trois personnes diffé­ren­tes. L’ingé­nieur n’est pas loin dans toutes ces constructions romanesques. C’est solide, mais contemporain de la Tour Eiffel.

Pourtant, L’Ascension de M. Baslèvre peut encore se lire, malgré une absence d’humour qui reste le plus grand défaut d’un écrivain sérieux, trop sérieux.

Lui-même attendra la mort de sa mère, en 1912, alors qu’il a déjà cinquante ans, pour envisager d’épouser la jeune femme qui avait été son seul amour… Après avoir pris sa retraite en 1919 et avoir été élu à l’Académie française en 1923, il devient président de la Société des gens de lettres en 1926.

Il n’écrit plus guère et meurt, déjà oublié, à Paris, en 1942, alors que la guerre et l’Occupation laissent peu de place à la lente maturation des passions provinciales.

Jean Mabire.