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Elizabeth Goudge Romancière de l’insularité

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Peut-on être aussi anglaise, insulaire, enracinée et avoir pourtant connu un succès international ? C’est là le secret de cette romancière britannique qui apparaît pourtant comme le personnage le plus naturel et le moins mystérieux qui soit.

Mais n’est-ce pas là le paradoxe apparent de toute une littérature que l’on qualifie avec un certain mépris de « régionaliste » et qui n ’en a pas moins réussi à toucher des âmes sensibles dans le monde entier ? Certains lui reprochent aujourd’hui de nourrir trop de « bons sentiments » et de se complaire dans une atmosphère désuète. C’est ignorer le charme de ces livres qui évoquent les conversations à l’heure du thé, les vieux manoirs au toit d’ardoises, les gazons bien tondus luisants de rosée, sans oublier un univers marin de brouillards, de bourrasques et de tempêtes.

Romancière à succès qui se fit connaître dans les années trente, Elizabeth Goudge a traversé la Seconde Guerre mondiale en prolongeant fort longtemps cette atmosphère magique où ses personnages sont toujours un peu prisonniers des conventions et des paysages d’un monde conservateur, accroché à de très vieilles traditions. Ses romans sont le reflet d’une Angleterre immuable et un peu crispée, attentive à ne point perdre son âme dans les tumultes d’un modernisme niveleur dont se méfient tout autant les aristocrates que les « manants » des classes populaires encore rurales, étrangers les uns comme les autres à une pseudo civilisation marchande et industrielle.

Dans un pays où les fées restent encore présentes dans la vie quotidienne, on trouve toute naturelle cette anecdote rapportée par une revue anglaise. Un couple désireux de divorcer se présente devant un magistrat de Bristol. L’homme de loi est aussi un homme de cœur. Il leur demande de revenir après avoir lu un roman évoquant les difficultés de la vie conjugale. Lecture faite, les époux se réconcilient.

L’auteur de ce livre « miraculeux » The Bird in The Tree (l’oiseau dans l’arbre), se nommait Elizabeth Goudge et, là où la situation ne manque pas d’un humour tout britannique, elle était elle-même résolument célibataire.

Cette histoire éclaire assez bien la nature même de l’œuvre de cette vieille demoiselle, disparue quelques jours avant ses quatre-vingt-quatre ans, le 1er avril 1984.

Ses parents ont joué un rôle considérable dans sa vie et apparaissent comme des représentants typiques de la société edwardienne, assez figée dans son univers traditionnel et impérial.

Elizabeth naît le 24 avril 1900, à Wells, dans le Somerset, une petite cité de l’Angleterre méridionale où son père, le Révérend Henry Leighton Goudge est le vice-principal du collège de théologie. Son influence, toute empreinte de morale protestante, sera grande sur la petite fille. Mais plus encore va compter l’influence de sa mère : Ida de Beauchamp Collenette. Elle est originaire de l’île de Guernesey, où Elizabeth va passer de merveilleuses vacances chez ses grands-parents, dans cette atmosphère si particulière qui prolonge, jusqu’en notre siècle, des coutumes remontant au vieux duché-royaume de Guillaume le Conquérant.

On y est naturellement trilingue. Le français est alors la langue officielle, l’anglais l’idiome du lieutenant-gouverneur représentant la Couronne, et le « norman french » le parler des paysans et des pêcheurs que tous les citadins entendent et « prêchent ».

Ce qui n’est pas encore folklore, mais tout simplement vie quotidienne, rythme les journées et les saisons. La mer s’impose partout sur cette île singulière, aux légendes présentes dans toutes les imaginations.

L’univers enchanté de cette Channel Island n’est certes pas le seul qui va frapper la jeune Elizabeth. Son père nommé principal de son collège de Wells, elle va découvrir le merveilleux jardin familial, blotti à l’ombre d’une impressionnante cathédrale gothique. Si le révérend écrit surtout des sermons, son épouse rédige les contes entendus de la bouche de ses parents insulaires. Elizabeth ne peut alors, elle aussi, qu’écrire.

On retrouvera des échos de cette adolescence à Wells dans La Cité des cloches, peinture assez émouvante d’une petite ville de province et de ses habitants, avec une prédilection touchante pour les vieillards et les enfants, sans oublier les animaux domestiques.

Ses parents déménagent pour Ely, dans le Cambridgeshire. Elizabeth part comme pensionnaire à Southbourne, sur la côte méridionale de l’Angleterre. Elle se révèle savante et pieuse.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle renonce à être actrice et devient professeur de dessin et d’arts appliqués. Elle s’établit à Oxford, où son père poursuit une brillante carrière ecclésiastique, tandis que sa femme, de santé fragile, s’installe à Barton-sur-Mer, dans le Hampshire.

C’est là où leur fille écrit Island Magic, son premier roman — qui sera traduit en français, en 1938, sous le titre L’Arche dans la tempête. Le livre vaut tant par le caractère de son héroïne, Rachel du Frocq, acharnée à sauver de la ruine le manoir ancestral, que par la peinture des vieux usages de Guernesey et de ses falaises frangées d’écume.

Le Pays du dauphin vert est sans doute son meilleur livre. Un jeune homme distrait hésite entre deux sœurs. Officier de marine, il écrit de Chine pour demander la main de l’une, mais se trompe et ce sera l’autre qu’il devra épouser à son retour, tandis que sa bien-aimée deviendra religieuse. Si le sujet est assez « mélo », l’opposition des caractères entre la brune Margueritte et la blonde Marianne est bien venue. Et on retrouve, en arrière-plan, une fois encore, leur pays natal de Guernesey.

À la mort de son père, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Elizabeth s’installe avec sa mère à Marldon, dans le sud du Devon, fidèle à l’Angleterre occidentale et maritime de sa jeunesse. Elle est désormais une romancière à succès, auteur de best-sellers promis à de multiples traductions. La Colline aux gentianes est un beau roman sentimental et historique. Et L’Auberge du pèlerin prouve sa maîtrise. Elle semble aussi à l’aise au temps des guerres contre Napoléon qu’en Écosse à l’époque des Stuart, comme en témoigne L’appel du passé.

Tout naturellement, avec l’assurance des cœurs purs, elle va écrire pour les enfants. Elle ne peut s’empêcher — influence posthume de son père sans doute — de donner parfois dans un registre un peu édifiant. Elle publie ainsi une vie du Christ et trace un beau portrait de saint François d’Assise. (Il serait curieux à ce propos de rassembler une bibliothèque d’auteurs « franciscains », d’Abel Bonnard à Kazantzaki, en passant par le Flamand Félix Timmermans.)

Après la mort de sa mère, Elizabeth Beauchamp Goudge s’installe à Henley-sur-Tamise dans une charmante maison typiquement britannique datant du XVIIe siècle et qu’elle nomme Rose Cottage. Elle va y passer le reste de sa vie avec son amie Jessie Monroe. Elle en profite pour écrire La Sorcière blanche, évocation d’une fille qui vécut dans sa maison au temps de la guerre civile.

La romancière partage alors sa vie entre l’écriture, le jardinage et la broderie. Une véritable meute de chiens lui tient compagnie. Elle publie à quatre-vingts ans son dernier livre, L’Enfant de la mer, qui évoque Lucy Walter, la femme secrète du roi Charles II.

La tradition, le passé, la joie, tel apparaît — nécessaire et entraînant — l’univers sentimental d’Elizabeth Goudge, qui crut à la durée, aux racines, à la ferveur.

Jean Mabire.