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Emil Mihail Cioran Le scepticisme salvateur

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Étrange rencontre : les éditions Gallimard venaient à peine de publier, en un seul volume de douze cents pages, ses Œuvres complètes que Cioran nous quittait à la veille du solstice d’été, le 20 juin 1995. Ce Roumain qui avait choisi la France, en une démarche singulière qui fait de lui un grand Européen, est finalement méconnu. Certes son nom s’était imposé par l’originalité d’une pensée fort dérangeante. Mais son œuvre demeure réservée à quelques-uns. Quant au personnage lui-même — suprême noblesse — il restait dans l’ombre. Certes, le poids des ans y était pour quelque chose. Mais plus que tout, son absence médiatique reposait sur une longue volonté de solitude et de silence. Il ne se donna pas la peine d’envelopper sa recherche philosophique sous un emballage littéraire qui l’eut rendu plus accessible au grand public. Ses écrits, même s’il maîtrise parfaitement notre langue, ne sont pas d’un abord facile.

Ce qui est étonnant, c’est son succès, même relatif, dans un monde qui se nourrit de plus en plus de pseudo-certitudes fracassantes : le bonheur, la démocratie, l’humanitaire et surtout cet incorrigible optimisme, qui est la marque la plus sûre d’un conduisant à l’intolérance et à l’exclusion des meilleurs. On comprendra un jour que sa pensée tragique était fondatrice par sa haine des idéologies, ces menteuses qui ont fait tant de mal.

Comment n’être pas frappé par l’intrusion dans les lettres françaises de ces exilés roumains, qui se sont réfugiés chez nous pour y jouer leur singulière partition, dans la fulgurante rencontre de l’Est et de l’Ouest, au sein d’une Europe enrichie de toutes ses diversités fondatrices ? C’est peut-être le destin singulier de la langue française — ce que Rivarol avait si bien vu — de permettre l’expression de génies si divers, même s’ils appartiennent à la même famille. La double empreinte, chez ces Roumains, de la latinité et du christianisme y est certes pour quelque chose.

Panaït Istrati avait ouvert la voie entre les deux guerres et il faudra un jour rendre hommage à sa lucidité sur un communisme dont les peuples du Danube avaient compris la nuisance criminelle dès son irruption sur la scène internationale.

Les années qui viennent de s’écouler ont été cruelles pour les écrivains roumains ayant choisi un Occident auquel ils ont peut-être apporté davantage qu’ils n’en ont reçu. La mort est passée avec son sablier et sa faux : quelle hécatombe en moins de dix ans ! Mircea Eliade dès 1986, Virgil Gheorghiu et Vintila Horia en 1992, Eugène Ionesco en 1994 et Cioran en 1995.

Tous les cinq appartenaient à la même génération. Il a fallu du temps pour abattre ces chênes de Transylvanie.

Cioran avait quatre-vingt-quatre ans. Il était né le 8 avril 1911, à Rasinari, dans une région des Carpates, alors annexée à l’empire austro-hongrois, fils d’un prêtre orthodoxe.

Qui étudiera l’importance des fils de pasteur ou de pope dans les lettres septentrionales et orientales ? De son nom entier, Cioranescu, il fera simplement Cioran ; de ses deux prénoms, Emil et Mihai, des initiales, E. et M., qu’il supprimera presque toujours.

Il doit supporter ce qu’il nommera « l’inconvénient d’être né ». Son attitude pourtant ne sera jamais suicidaire et il mourra largement octogénaire. Il y a mieux à faire que disparaître. Regarder le monde satisfera son inlassable curiosité : « Le fait que la vie n’ait aucun sens est une raison de vivre, la seule du reste. »

On dit que dans son enfance, il a joué au football avec des crânes. Plus important est de quitter à dix ans son village natal et ses copains pour aller vivre à Sibiu (ex-Hermannstadt). Comme il est d’usage pour un jeune intellectuel vivant à ce carrefour de peuples, il parle sans effort l’allemand et le hongrois, en plus de sa langue maternelle. Plus tard, il traduira de l’anglais et écrira en français.

Il fréquente avec la même assiduité les bibliothèques et les bordels. Il s’inscrit à la faculté de philosophie de Budapest et n’a que vingt-deux ans quand il publie son premier livre : Sur les cimes du désespoir. On y trouve certes de quoi désespérer son protopope (archiprêtre) de père et sa très chrétienne de mère. C’est un adieu, radical et définitif, à la foi de son enfance. Le voici disciple posthume d’un Nietzsche, dévoré de négation et de nihilisme. Il écrit : « Tant qu’il restera un dieu debout, la tâche de l’homme ne sera pas finie. »

En 1933, il reçoit une bourse pour aller étudier la philosophie à Berlin, où il restera deux ans. C’est l’époque où le régime national-socialiste, qui vient de prendre le pouvoir, décide la « mise au pas » générale.

Avant comme après ce séjour dans une faculté du IIIe Reich, le jeune Cioran se montrera très proche des milieux nationalistes roumains, séduits par la violence intellectuelle et même physique de Codreanu et de ses partisans de la Garde de fer. Il publie un petit livre qui est une sorte de pamphlet : La Transfiguration de la Roumanie, qu’il ne souhaitera certes pas voir réédité, ni en roumain ni en français. Il s’y montre d’un antisémitisme et d’une xénophobie que la mosaïque de l’Europe centrale d’alors peut expliquer, à défaut de les justifier : « Durant un millénaire, nous vécûmes tous sous le joug d’étrangers ; c’est un manque d’instinct que de ne pas les haïr ni les éliminer. »

De son séjour dans la capitale du Reich (et de l’influence du milieu provincial et clérical dont il était issu) il tire des idées fort explosives : « L’Allemagne liquide, pour elle toute seule, tout le problème. De combien la calamité juive en est-elle moins menaçante dans le monde ? » Après la guerre, il va de soi, qu’il reniera ses propos de jeunesse et manifestera quelque regret de les avoir écrits.

En 1937, il part pour Paris. Il veut travailler à une thèse de philosophie. Elle ne verra jamais le jour. Mais lui découvre la France. À bicyclette. Il décide de vivre en exil.

C’est en 1947, alors qu’il essaye de traduire Mallarmé en roumain qu’il décide de ne plus écrire qu’en français. Son premier livre, Précis de décomposition, recueil d’aphorismes, va lui valoir une certaine notoriété dans des milieux intellectuels qui ignorent tout – ou veulent tout ignorer – de ses opinions des années trente.

Voici Cioran installé sur un piédestal dont il ne descendra jamais plus. Cela n’empêche pas une vie fort modeste. Il se nourrit au restaurant universitaire de la Sorbonne et se loge dans une soupente du quartier de l’Odéon. Il a choisi de devenir ce qu’il est : « l’homme le plus lucide qu’il ait connu ». Sa règle de vie est simple : « Rien n’étanche ma soif de doute. » Il refuse systématiquement tous les prix littéraires. Il y faut un certain courage dans un monde dominé par l’argent et le tapage médiatique. Mais il sait que ses livres cheminent dans l’ombre. Lentement et sûrement.

Quand il aura dit ce qu’il avait à dire et que la maladie fera ses ravages, il choisira de se taire.

Il estime alors qu’il a accompli sa tâche : semer le doute comme d’autres sèment la certitude. Toute idéologie, et surtout les plus généreuses en apparence, ne sont que tromperies. En ce sens, il est un réactionnaire absolu, total, tranquille dans sa négation de ce que le vieux Sorel appelait déjà au début du siècle « les illusions du progrès ». Toute son attitude se résume en des affirmations orgueilleuses, à défaut d’être conformistes : « Chacun doit suivre sa voie, car la plus grande erreur qu’on puisse faire est de vouloir suivre un modèle. Il vaut mille fois mieux tout rater en demeurant ce qu’on est, que tout réussir en adoptant la démarche d’un autre. L’échec est un triomphe, si c’est notre échec. Périssons avec orgueil. »

Les stoïciens de la Grèce antique et du monde romain ne disaient pas autre chose.

Jean Mabire.