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Emmanuel Berl Liberté et lucidité

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23 juin 1940. Dans tous les postes de radio résonne la voix du maréchal Pétain, brisée par la douleur et aussi par la colère contre l’ancien allié : « M. Churchill est juge des intérêts de son pays : il ne l’est pas des intérêts du nôtre. Il l’est encore moins de l’honneur de la France. » Qui a entendu cette brutale mise au point ne l’oubliera jamais. Mais si la voix est de Philippe Pétain, le texte est d’Emmanuel Berl, « nègre » du vainqueur de Verdun, à qui il vouait une vieille fidélité d’ancien combattant de la Grande Guerre.

De même, c’est lui, Berl, qui rédige le célèbre Message aux Français du 25 juin : « Votre vie sera dure. Ce n’est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. » Quel paradoxe : ce discours est écrit par un journaliste de vieille famille juive, qui va par la suite partager les angoisses et les souffrances des siens, sans jamais renier les propos dont il fait alors don à Pétain, comme celui-ci fait don de sa personne à la France !

Quel personnage, cet Emmanuel Berl ! Il est mort, très discrètement, le 22 septembre 1976, et pourtant il semble encore parmi nous, tant nous avons besoin d’esprits de cette rare qualité. Bernard Morlino, qui a publié un indispensable recueil de ses Essais, choisis parmi des centaines d’articles, a consacré un livre à la vie et à l’œuvre de celui qu’il baptise, un peu brièvement, du seul qualificatif de « pacifiste ». Il est vrai que la hantise de la paix entre Français et entre Européens forme le pivot essentiel de sa pensée, par ailleurs si fluide et si fluctuante.

Né le 2 août 1892, il laisse le souvenir d’une étrange silhouette de polichinelle malicieux, dont le regard voltairien reste un des plus lucides de son siècle. Il a toujours dérouté ses amis et ses ennemis, tout en les empêchant de rester indifférents devant les manifestations d’une liberté intellectuelle absolue, qui conduit parfois à le classer dans des camps politiques où il n’a rien à faire. Il écrit durement, de lui-même : « Séparé des uns par ma race et des autres par ma nature […], séparé de la droite par mon dégoût de la bêtise et de la gauche par mon dégoût du mensonge… » Il refuse toute sa vie de danser dans le grand ballet des sectaires. Patriote sans être nationaliste, juif sans honte mais sans racisme, communiste dans sa jeunesse mais ne croyant jamais au progrès, écologiste dans sa vieillesse mais sans partager toutes les utopies des « Verts », il ne renie jamais aucune de ses démarches successives ni de ses camaraderies contradictoires. Ses amis se nomment, entre beaucoup d’autres : Jean Cocteau et André Malraux, Colette, sa voisine du Palais-Royal, Léon Blum et Joseph Caillaux, Édouard Herriot et Pierre Laval, Sacha Guitry et Albert Camus. Le plus proche de lui pendant des années, celui qu’il fréquente dès 1913, quand ils ont tous deux vingt ans et ignorent le destin qui les attend dans les tranchées, c’est Drieu La Rochelle.

C’est d’ailleurs avec Drieu que Berl fonde, au début de 1927, une revue-pamphlet extraordinaire, Les Derniers Jours, qu’ils rédigeront entièrement seuls, publiant sept cahiers avant d’abandonner ce brûlot. Hantés par « la mort qui rôde en Europe », les deux complices lancent en une centaine de pages, un cri d’intelligence et de lucidité, qui marque leur génération au fer rouge. Par la suite, Berl reste radical et dirige le grand hebdomadaire de gauche Marianne, au temps du Front populaire tandis que Drieu devient fasciste — et rejoint le PPE de Jacques Doriot dès 1936. Ils n’en restent pas moins l’un et l’autre fidèles à leur amitié, à leur jeunesse brisée par la guerre, au souvenir de leurs camarades morts, à leur passion inentamée pour une patrie qu’ils ne cesseront jamais d’aimer, malgré les plus surprenants détours de leurs contradiction, et de leurs élans. Berl affirme, alors que s’affrontent les passions des années trente : « Ne me permettra-t-on donc pas de n’être ni anticommuniste, ni antifasciste, ni anti rien du tout, et de vouloir simplement rester pro-français… Aimer la France aujourd’hui, c’est d’abord ne haïr aucun Français. » Pacifiste intégral, révulsé par le déchaînement du bellicisme, il refuse l’intervention en Espagne, comme il approuve les accords de Munich. D’être foncièrement hostile au national-socialisme, de toutes ses fibres de Français juif — ce qui n’est pas pour lui être Juif français — ne l’empêche pas d’être germanophile. Il sera catastrophé par l’évolution de Drieu, mais lui gardera son estime, à lui et à quelques autres, comme Fernand de Brinon, époux de sa cousine germaine Lisette Frank, fusillé après avoir occupé le poste assez surréaliste d’ambassadeur de France à Paris pendant l’occupation.

À la veille de la guerre, Berl fonde, sous le nom de Pavé de Paris, une sorte de lettre hebdomadaire qu’il rédige à lui seul. Incroyable entreprise de presse, où l’analyse et le commentaire importent plus que les « news » ou les ragots. Son but : empêcher le conflit suicidaire. Pour lui, la seule politique est « celle de l’Europe, celle de la civilisation la plus haute et la meilleure. » Sur l’immigration, la naturalisation et l’assimilation, il aura alors une position très nette et très ferme : « Il faut être avare de naturalisation mais il faut considérer comme sacré le contrat qu’on passe avec l’homme qu’on naturalise. Je pense quant à moi qu’il serait bon de rendre les naturalisations plus difficiles. Je pense qu’il serait naturel de ne pas octroyer aux immigrés les droits politiques en même temps qu’on leur accorde le droit civil. J’admets qu’il soit choquant de voir voter comme un paysan de France un individu qui n’était pas français il y a dix ans. » Le nouveau citoyen français selon Berl doit savoir s’il veut vraiment être assimilé au groupe national ou demeure distinct de lui. Nul ne doit vouloir être Français pour un autre motif que l’amour de la France. Et il ajoute : « Nul ne doit solliciter ni conserver la nationalité française s’il ne souscrit pas à un “France d’abord” sur lequel, en aucun cas, il n’a le droit de revenir. »

Après avoir écrit : « L’immigration est devenue une véritable catastrophe. Je voudrais au moins que les profiteurs soient démasqués et qu’un contrôle plus sérieux soit effectué », il prophétise : « L’avenir de la France sera tel que le feront la qualité de son immigration et sa puissance d’assimilation. » C’est du 10 février 1938. Cela pourrait être d’aujourd’hui.

Jean Mabire.