Aller au contenu principal

Ernest Hemingway Un barbare du Nouveau Monde

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

Le 2 juillet 1961, dans son ranch de Ketchum, en Idaho, Ernest Hemingway se suicidait d’un double coup de fusil de chasse dans la tête, voulant laisser à ses amis et à ses lecteurs l’image d’un homme foudroyé en pleine puissance, alors qu’il se savait guetté par le naufrage de la démence, de la maladie et de la sénilité. Il allait avoir soixante-deux ans et estimait qu’il en avait terminé avec la légende qu’il s’était fabriquée lui-même, au cours d’une vie violente à défaut d’être vraiment aventureuse. Quant à son œuvre, qui comprend une quinzaine de titres, dont dix romans, de nombreuses nouvelles et d’innombrables reportages, elle lui assure une célébrité peut-être un peu surfaite, mais qui n’en fait pas moins le plus connu des écrivains américains de son temps, Prix Nobel de surcroît. Ni l’homme ni ses livres ne méritent sans doute cette sorte de culte qui les entoure et qui correspond assez bien à la montée de l’impérialisme des États-Unis et à leur ambition planétaire. Si amoureux qu’il fût à l’en croire de la vieille Europe, Hemingway n’en reste pas moins, par toute la démesure de son personnage, un « barbare » du Nouveau Monde, dont la culture ne dépasse pas celle d’un cow-boy enrichi. À le lire, on mesure finalement combien l’Atlantique sépare deux conceptions du monde irréductibles.

Né à Oak Park, dans l’Illinois, le 21 juillet 1899, d’un père médecin et d’une mère qui élèvera une demi-douzaine d’enfants, Ernest, le second, n’a pas dix ans quand il se lance dans de frénétiques parties de chasse ou de pêche. « Tuer les animaux » sera pour lui un véritable besoin, dont il fera une jouissance plus qu’un art ou un sport.

Très jeune, il préfère le journalisme à l’université et restera toute sa vie plus soucieux de reportage que de culture. Curieux, certes, mais de l’instant, de l’actualité, du fugitif. Aucun goût du passé, donc de l’avenir.

Son courage est à la mesure de son ambition. Quand les États-Unis entrent en guerre en 1917, il ne veut manquer pour rien cette aventure. Malgré sa stature de colosse carnassier, il est réformé : problème de vue. Alors, comme Jean Cocteau l’a fait dans les Flandres, il s’engage dans la Croix-Rouge, sur le front italien. L’aventure n’est pas sans risques. Chauffeur d’ambulance, il est très grièvement blessé à une jambe. À peine guéri, il retourne aux States et se marie, à vingt ans, avec une amie d’enfance. Ce sera la première de ses quatre femmes légitimes.

Le couple part pour la France, où Ernest devient journaliste, correspondant du Star de Toronto (Ontario, Canada). Sa découverte de Paris, à travers le prisme déformant de la colonie « intellectuelle » américaine, lui inspire quelques poèmes et son premier roman, Le Soleil se lève aussi. Des bars de la rive gauche aux arènes de Pampelune, c’est l’histoire pitoyable d’un de ses compatriotes, rendu impuissant par une blessure de guerre, qui se prend de passion pour une Anglaise plus âgée que lui et passablement nymphomane. Le livre, paru en 1926, a du succès des deux côtés de l’Atlantique. Sans doute pour une certaine crudité de langage qui plaît aux lecteurs « libérés » des années folles.

À trente ans, Hemingway récidive avec L’Adieu aux armes qui est tout autant sa prise de congé avec une guerre ayant à jamais marqué sa génération que le récit, une fois encore, d’un amour impossible : un blessé aime son infirmière, mais elle meurt en mettant au monde un bébé mort-né.

Curieusement, son premier livre a été préfacé pour le public français par Jean Prévost et le second par Drieu La Rochelle. Ces deux Normands évoquent à son propos l’écrivain norvégien Knut Hamsun et Drieu démonte assez bien la trilogie « jeunesse-santé-pessimisme », qui caractérise cet Américain encore inconnu.

Voici Hemingway lancé. Même s’il boit beaucoup, il travaille davantage (jusqu’à réécrire une quarantaine de fois les dernières lignes d’un de ses livres). Il prétend mener une vie d’aventurier plus que d’écrivain. Toréador d’occasion et ce sera Mort dans l’après-midi, chasseur de grands fauves et ce seront Les Vertes Collines d’Afrique, pêcheur de requins et ce sera En avoir ou pas.

Un tel homme ne peut rester à l’écart des convulsions de son siècle. Avec une bonne conscience qui reste le reflet de l’indéracinable puritanisme moralisateur de son pays, il part en croisade contre le fascisme, ce qui lui vaudra plus tard de s’enthousiasmer pour Fidel Castro. Correspondant de guerre en Espagne, le voici écrivain engagé sans nuances et sans réserves du côté des républicains. Il en tirera l’argument de son roman le plus connu : Pour qui sonne le glas, paru en 1940, à New York.

Cette histoire d’un dynamiteur américain qui fait sauter un pont derrière les lignes franquistes sera portée à l’écran en 1943, avec Gary Cooper et Ingrid Bergman.

La guerre en Europe ne peut se faire sans lui. Étrange journaliste qui se veut aussi guerrier, c’est-à-dire tueur. Il se vantera d’avoir participé à des missions de bombardement au-dessus de l’Europe occupée, prétendra avoir tué de sa main à la grenade, une quarantaine de soldats allemands lors de la percée d’Avranches, prendra la tête d’un groupe de « fifis » français assez folkloriques et affirmera avoir libéré à lui seul… l’hôtel Ritz, lors des combats dans Paris. Il ne craint ni vantardise, ni impudence.

Sa phrase la plus ignoble se trouve dans un entretien accordé à un confrère du quotidien Franc-Tireur, en décembre 1946 : « En traversant la Normandie avec l’armée, j’ai vu les pire gens que j’aie jamais vus au monde. » Voilà son seul jugement sur ceux qui venaient de payer d’au moins quarante mille morts la victoire alliée sur le continent ! Pour nous, du peuple sacrifié, il restera à jamais un franc salaud.

Cela dit, il ne manque pas d’un certain talent. Son style, purement narratif, où la réflexion est remplacée par un continuel dialogue et où l’action seule, triomphe de tout effet littéraire, n’est pas sans force, même si elle annonce les pires bavardages et gesticulations du roman noir.

L’âge venant, Hemingway sait qu’il n’a plus grand-chose à vivre, donc à raconter. Alors, il décide de composer son chef-d’œuvre. Ce sera Le Vieil Homme et la mer, naïve histoire d’un pêcheur, d’un enfant et de l’océan.

On peut y lire son ultime cri de bête blessée à mort : « Un homme ne doit jamais s’avouer vaincu. Un homme, ça peut être détruit ; mais pas vaincu. »

Jean Mabire.