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F. Scott Fitzgerald Du rêve au cauchemar américain

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Quarante ans de travail pour aboutir à une biographie « définitive ». Telle est l’aventure de Matthew J. Bruccoli, qui vient de passer en la compagnie posthume de F. Scott Fitzgerald le double du temps que celui-ci consacra à son œuvre propre ! Ces cinq cents pages tendent à accréditer l’opinion que l’auteur de Gatsby le Magnifique est à la fois le premier écrivain vraiment américain — et en même temps le dernier.

Nul ne fut plus que lui prisonnier de sa génération et de son continent. Ses séjours en Europe n’ont fait que le confirmer. Son parcours sentimental et son aventure intellectuelle sont en quelque sorte exemplaires. Voici un écrivain qui avait tous les dons, tous les élans, toutes les illusions et qui va être victime de tares inhérentes à une société marchande, qui pourtant fascinait le Vieux Monde. La toute-puissance de l’argent, l’évasion dans l’alcool, la vulgarité du monde hollywoodien, tout cela va inexorablement détruire un garçon né pour la fête et le bonheur.

Cet individualiste forcené s’est tenu à l’écart des grandes convulsions de son temps : ni le communisme ni le fascisme ne devaient traverser vraiment l’Atlantique. Sa vie n’en fut pas moins une constante tragédie, que reflète son œuvre ; tragédie de la décadence et de l’échec amplifiée par toute l’agitation des années du jazz. À cet homme qui fut feu follet, il ne manqua que la drogue et le suicide ! Ses romans restent le plus lucide et le plus atroce témoignage sur le cancer américain.

L’enfant qui naît à Saint-Paul le 24 septembre 1896 apparaît comme un représentant exemplaire du melting-pot américain. Du côté de sa mère, le grand-père Mc Quillan a quitté l’Irlande au milieu du XIXe siècle pour s’établir dans l’Illinois puis dans le Minnesota, où il a épousé une de ses compatriotes. Du côté de son père, les Fitzgerald sont de « vieux Américains », d’origine celtique eux aussi, enracinés depuis le XVIIe siècle dans le Maryland.

Quant au romancier, il séjournera tant sur la côte atlantique, à New York, que sur la côte pacifique, à Hollywood, résumant par ses déménagements et ses errances, cette sorte de vagabondage propre à tant de citoyens des États-Unis.

Cela ne l’empêchera pas de se vouloir plutôt catholique et plutôt sudiste, assez éloigné de l’esprit protestant yankee qui ne manquera pas de l’impressionner tout au long de sa courte vie. Quand cet originaire du Middle West se voudra cosmopolite et viendra vivre en Europe, surtout à Paris et sur la Côte d’Azur, il n’en demeurera pas moins un Américain typique, maîtrisant mal les langues étrangères et incarnant un curieux mélange de débauche — surtout alcoolique — et de puritanisme, avec un côté prêcheur qui le rendra assez insupportable à sa femme et surtout à leur fille unique.

Au pays du dollar-roi, il entraînera toute sa vie le handicap d’être né dans une famille relativement modeste et surtout de n’avoir pas réussi à se faire une vraie situation. Quel malheur d’être un garçon sensible et intellectuel dans un pays où la réussite doit pouvoir se chiffrer !

Fitzgerald sera à la fois typiquement américain et totalement en marge d’un continent à la tonitruante inculture. En ce sens, il apparaît, malgré ses naufrages, noble au milieu des ignobles. Épris de récits médiévaux et d’exploits guerriers, il éprouve une confuse nostalgie d’une vie héroïque, dominée par un sens de l’honneur qui ne s’est jamais très bien acclimaté dans le Nouveau Monde.

Son ambition ne fut jamais de seulement gagner de l’argent, mais d’abord d’être quelqu’un, un homme à nul autre semblable. Un artiste, certes. Mais aussi et d’abord un lutteur, même si cette fantastique volonté de puissance devait souvent se concrétiser par des bagarres d’ivrogne.

Le jeune ambitieux ne fera que des études assez médiocres dans la célèbre université de Princeton. Mais la guerre justifie ce semi-échec. Mobilisé en 1917, il ne va pourtant pas connaître l’épreuve du feu qui devait tant marquer, en Europe, le destin de la plupart des garçons de son âge. Mais enfin, il porte l’uniforme de sous-lieutenant à Montgomery dans l’Alabama. C’est là où il rencontre sa future femme, Zelda Sayre, brillante, fantasque et excentrique jusqu’à une folie que les années ne feront qu’amplifier. Ils sont tous les deux alcooliques, comme on peut l’être dans un pays de prohibition, ce qui n’arrangera pas la tuberculose de Scott.

Ce jeune homme très doué gagne sa vie comme auteur de nouvelles. Il en écrira environ cent vingt au cours de sa carrière. Mais il rêve de devenir romancier. En 1920, il réussit à faire publier L’Envers du paradis et se marie quelques jours plus tard.

Les jeunes époux partent pour l’Europe : Angleterre, France et Italie. Scott Fitzgerald qui se voudra, sur la fin de sa courte vie, anti-nazi résolu, ne peut cacher, en abordant le Vieux Monde, des préjugés d’un racisme délirant. Un séjour à Rome lui inspire ces lignes, extraites d’une lettre à un de ses amis : « Rome n’est plus que de quelques années en retard sur Tyr et Babylone. Le sang négroïde est en train de s’infiltrer vers le nord et d’abâtardir la race. Il faut restreindre l’immigration et ne laisser entrer [aux États-Unis] que les Scandinaves, les Teutons, les Anglo-Saxons et les Celtes. La France m’a écœuré par sa prétention à être l’objet sans prix que le monde a le devoir de sauver. J’estime infiniment regrettable que l’Angleterre et l’Amérique aient empêché l’Allemagne de conquérir l’Europe. »

Le voici hanté par l’idée de décadence et il découvre avec un effroi admiratif l’essai du Prussien Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident, « monument d’histoire intellectuelle ».

En 1925, il publie son roman le plus célèbre, Gatsby le magnifique. Ce portrait d’un nouveau riche, incapable d’échapper au monde du dollar et de la vulgarité, apparaît furieusement romantique, totalement décalé par rapport au « rêve américain », ici dénoncé avec une sorte de rage désespérée.

Nulle évocation de l’Amérique « moderne » ne sera plus impitoyable. C’est un monde où des hommes comme Fitzgerald, avec son hypersensibilité tragique, n’ont pas leur place. Il reste l’errance, le Paris des années folles, les palaces, les torpédos, les cocktails. L’écrivain gagne beaucoup d’argent, mais en dépense encore plus. Il s’achemine inexorablement vers la déchéance, fatalement devenu étranger en son propre pays.

Gatsby n’a connu qu’un succès assez médiocre face à tant de vulgaires best-sellers. En 1934, un autre roman, Tendre est la nuit, lui aussi bouleversant de désinvolture affectée et de délicatesse meurtrie, connaît un total échec en librairie.

Fitzgerald, qui fut le chroniqueur le plus lucide, le plus amer, le plus meurtri d’une entre-deux-guerres déboussolée, apparaît comme une sorte d’anti-Hemingway après une juvénile amitié qui a vite tourné court entre les deux hommes si dissemblables.

Il ne peut subsister que par des besognes indignes de lui, scénariste dans un Hollywood où l’industrie du cinéma n’a que faire d’un écrivain aussi peu commercial, qui qualifie la cité du cinéma de « dépotoir ».

Il meurt en Californie, d’une crise cardiaque, le 21 décembre 1940, dans la nuit d’un solstice d’hiver où l’on pouvait croire que son pâle soleil n’éclairerait jamais plus le monde littéraire.

Et pourtant, reviendra le printemps ! La légende s’empare de l’écrivain « maudit » et ses livres, traduits en trente-cinq langues, vont se vendre à une douzaine de millions d’exemplaires !

Le voici promu, à titre posthume, le plus représentatif témoin de son temps. Mort à quarante-quatre ans, en laissant un livre inachevé, Le Dernier Nabab, il est peut-être la victime la plus représentative de l’american way of life.

Jean Mabire.