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Félix Timmermans Un croyant sur sa terre flamande

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

On a bien tort de ne pas accorder plus d’importance aux auteurs d’expression néerlandaise et spécialement à ces Flamands qui furent obligés, pour sauver leur langue, de créer une véritable littérature de combat, affirmation enthousiaste d’une identité alors bafouée. Parmi les grands écrivains flamands de l’entre-deux-guerres, le plus célèbre en dehors de son pays natal est aussi celui qui se voulut le plus enraciné, Félix Timmermans.

Passant sa vie entière dans sa bourgade de Lierre, il devait devenir, tout autant qu’un écrivain à l’œuvre foisonnante, un militant qui paya très cher un engagement sans faiblesse au seul service de la très vieille patrie du lion de Flandre.

Après avoir publié, dans sa jeunesse, un roman d’une saine et robuste truculence, Pallieter, il réussit, sans rien renier d’une conception tellurique et panique de la vie, à s’affirmer comme un des chantres les plus fidèles d’une tradition à la fois catholique et nationaliste. Toute son œuvre exalte les travaux, les joies, les peines et les luttes des gens de sa terre, paysans, ouvriers, artisans, ouvriers, artisans des campagnes et des faubourgs. Il sait évoquer les curés de village, les béguines, les sacristains, mais aussi les sacripants, les braconniers, les paillards.

Toute cette robuste humanité rit, chante, pleure, danse, comme les personnage du grand Brueghel, dont il était tellement familier qu’il réussit à nous en donner la biographie la plus vivante qui soit.

Le garçon qui naît le 5 juillet 1886, à Lier — que les francophones écrivent Lierre — dans la province d’Anvers, est issu du peuple flamand, paysan et ouvrier. Il fera de cette origine populaire sa fierté et la grande trame de son œuvre.

Comme beaucoup de ses compatriotes, Félix Timmermans [1] conjugue avec bonheur une double vocation artistique, celle de peintre et celle de poète. Tous ses livres — il en écrira une bonne vingtaine — sont essentiellement « visuels ». Il sera, avant tout, un écrivain lyrique, transcrivant d’une plume colorée ce constant émerveillement qui le saisit quand il contemple l’œuvre du Créateur autour de lui.

C’est dans la trentième année de son âge qu’il publie le livre qui va le rendre célèbre, tant il sait tirer de superbes images de son enracinement au cœur du pays de la Nèthe, au sud-est de la grande cité anversoise.

Pallieter est sans doute plus un long poème en prose qu’un roman. Il n’y a pour ainsi dire pas d’intrigue dans cette histoire. Nous suivons pas à pas, par les champs, les bois, les cours d’eau et les chemins, un singulier personnage qui est, avant tout, heureux de vivre. Il possède la « grande santé », ce joyeux compagnon, qui ne semble connaître aucun souci entre sa grosse servante, son chien, son cheval, sa pipe et tous ses compagnons de ripaille et de beuverie, sur qui veille un curé bon enfant pour qui prier est aussi jouer du violoncelle.

Le plus remuant de ses paroissiens ne cesse de sonner de la cornemuse que pour brailler à pleine gorge de vieilles chansons du terroir. Une pratique respectueuse mais lointaine de la religion catholique s’accorde fort bien, chez lui, avec un paganisme qui le porte à profiter de tous les fruits de la terre. On imagine avec quelle fougue il tombe amoureux de la jeune Mariette, qu’il courtise, qu’il épouse et avec laquelle il va courir le vaste monde, après la naissance de leurs trois petits triplés.

Ce livre, paru eh 1916, se divise en une trentaine de petits tableaux ruraux, dominés par le rythme des saisons et la course du soleil :

« Les feuilles tombaient, l’hiver tremblait à l’horizon. C’en était fait. La vie avait donné tout ce qu’elle avait pu. Elle était lasse, vidée, et allait s’endormir dans le sein de la terre et y rassembler de nouvelles forces pour l’an prochain. Grenouilles, chauves-souris, oiseaux et grillons, tous obéissent à la loi. L’éternel retour ! C’est l’inspiration de la terre. Toutes sortes de vies nouvelles sont nées, ont vécu, et comme la vie doit toujours vivre et donner la vie, elle rappelle à soi beaucoup d’existences pour, l’an prochain, leur insuffler une âme neuve.« 

Peut-on trouver plus beau texte pour illustrer la longue nuit du solstice d’hiver ?

Dans ce pays enchanté où « les arbres sont les mains de la terre », Pallieter ressent jusqu’au fond de son être la présence d’un souffle sacré totalement incarné.

« C’est comme si Dieu avait mis ses deux pieds sur la terre, dira-t-il, peu avant de suivre l’appel des oiseaux migrateurs et de partir avec les siens vers quelque pays inconnu.« 

Après un tel livre, où éclate son amour d’une Nature souveraine, celui que l’on a sacré « Prince des conteurs flamands » éprouve le besoin de récits plus intimes, d’inspiration souvent très chrétienne, mais où son pays reste toujours présent. Ainsi, L’Enfant Jésus en Flandre, Le Curé de la vigne en fleurs, Les Très Belles Heures de mademoiselle Symphorose, béguine ou Triptyque de Noël.

Il rêve d’un nouveau roman peut-être plus terre à terre, plus enraciné. Ce sera Psaume paysan, écrit à la première personne par un simple cultivateur du nom de Racine et dont toute la vie apparaît dominée par un esprit de soumission qui surprendra peut-être ceux qui ont aimé l’insaisissable Pallieter.

Nul plus que lui ne révère le Seigneur : « Si un paysan ne fait pas ses Pâques, il y a des chances pour que les carottes se changent en navets. »

Il y a dans ce livre une belle prière, dans laquelle se révèle tout l’esprit religieux de Félix Timmermans :

« Ô mon Dieu, je Vous remercie pour ce champ découvert, que Vous dominez invisiblement jusqu’au plus haut du Ciel. Je Vous remercie la nuit, quand je Vous entends bruire parmi les étoiles. Je Vous remercie pour le printemps, pour l’été, pour l’automne et pour l’hiver, car ce sont là quatre gestes de Votre bonté et si la joie, les fruits qu’ils apportent sont toujours pareils, c’est comme s’ils étaient chaque fois accordés pour la première fois. Je Vous remercie pour les arcs-en-ciel que Vous tendez sur les nuées d’orage, pour la pluie qui ranime mes plantes, pour le soleil qui les aspire hors de la terre, pour le vent qui chasse tout ce qui est mauvais et qui fait tourner les moulins et aussi pour la neige, qui emmitoufle le blé d’hiver. Merci pour la lune ; qu’elle se lève ou qu’elle se couche, elle fait toujours du bien, pourvu qu’on connaisse ses lubies. Merci pour les feuilles qui tombent, elles font du fumier ; merci pour l’herbe qui devient du lait ! Merci pour les nuages, pour le ruisseau, pour les saules et pour tous les arbres, aussi bien que pour les betteraves que les petits radis ; Votre haleine leur donne la volonté de vivre, la saveur, la couleur, la taille nécessaire. Merci pour Votre inlassable activité, diurne et nocturne. Vous êtes notre aide, Votre puissance trime comme un valet. »

Comment s’étonner, après un tel texte, de savoir que l’auteur de Psaume paysan a aussi écrit La Harpe de saint François, sans doute la plus fraternelle biographie du pauvre d’Assise, qui aimait tant nos sœurs les étoiles et notre frère le soleil ?

Le plus beau livre de Félix Timmermans est peut-être, en 1938, Pieter Bruegel, tel que je te devine en contemplant ton œuvre. C’est l’hommage d’un ami, d’un confrère, bien plus que d’un critique. Et c’est pourquoi c’est une réussite parfaite. Rarement vie romancée fut écrite de telle main de maître.

Son engagement sans réserve pour la cause flamande lui vaut de connaître les rigueurs d’une épuration qui vont hâter la fin de sa vie, survenue, dans sa ville natale de Lierre, le 24 janvier 1947.

[1] Ce nom de Timmermans, très fréquent en Flandre, est une référence au métier de charpentier. [Retour]

Jean Mabire.