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Fernand Fleuret Au service de la langue française

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Qui a pensé, au cours de l’année 1995, à marquer le demi-siècle de la mort d’un de nos plus curieux écrivains ?

Maudit, Fernand Fleuret le fut sans nul doute, tant en raison de la démence qui marqua la triste fin de sa vie que de la passion qui le tint tout au long de son existence pour les auteurs les plus originaux et aussi les plus libertins de notre littérature. D’une prodigieuse érudition, il connaissait à merveille les petits-maîtres oubliés du XVIe, du XVIIe ou du XVIIIe siècle.

Avec son ami Guillaume Apollinaire, il fréquenta, avec une gourmandise émerveillée, l’Enfer de la Bibliothèque nationale et devint familier des auteurs les plus scabreux. Il n’en acquit pas moins à leur fréquentation une passion du bien-écrire, qui tranche superbement sur l’inculture contemporaine.

Son goût des beuveries, des intrigues amoureuses, des recherches occultistes et de tous les plaisirs frelatés faisaient de lui un commensal de Cagliostro ou de Casanova égaré dans notre siècle. Pourtant, cet homme, curieux de tout, ami des paradoxes les plus osés, et dont le roman Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie, devait choquer la pruderie de bien des censeurs, n’hésitait pas à se réclamer tout autant du catholicisme que du royalisme, sans être pour autant pratiquant de l’une comme de l’autre de ces disciplines. La seule politique et la seule religion de ce Normand furent finalement l’École romane et La Muse française, bastions de l’esprit classique dans la première moitié du XXe siècle.

Faisant fi de l’état-civil, l’écrivain Charles-Théophile Féret disait à son filleul spirituel Fernand Fleuret :

— Soyez né à Saint-Pair, je le veux !

En réalité, ce n’est pas dans cette station balnéaire au sud de Granville que devait naître le futur écrivain, mais au pays de son père, à Bertheléville, près de Gondrecourt, dans la Meuse, le 1er avril 1883. Mais il voudra toujours effacer le souvenir de ce père miroitier et volage, pour ne se réclamer que de sa mère et de ses grands-parents Perrin, qui, eux, habitaient à Saint-Pair, dans cette villa La Hogue, où le petit Fernand va passer sa prime jeunesse, tandis que sa mère, abandonnée, partira travailler en Angleterre et en Écosse.

C’est de cet héritage normand dont ce garçonnet blond aux yeux bleus se réclamera toujours, d’autant qu’il sera conforté par une scolarité partagée entre le petit séminaire de Mortain, le lycée de Coutances et le collège des Jésuites de Jersey. Un premier emploi le verra commis honoraire chez un courtier maritime de Granville.

Il ne quitte d’ailleurs pas de sitôt sa Normandie maternelle et on le retrouve à Flers-de-l’Orne, où il collabore à une feuille locale sous le pseudonyme d’Alain Tournevieille.

Des pseudonymes, il va d’ailleurs en utiliser tout au long de sa vie, et bien des textes attribués sur ses dires à de vieux auteurs satiriques français sont tout simplement de sa plume… Il deviendra, tout au long d’une carrière qui le verra publier une soixantaine d’ouvrages, grand spécialiste des tirages confidentiels et des éditions illustrées. Son œuvre est celle d’un bibliophile — si ce n’est d’un bibliomane — doublé d’un érudit à qui rien des « seconds rayons » de notre littérature n’était étranger.

Venu à vingt ans à Paris pour rencontrer des artistes connus et fréquenter des filles légères, il gagne sa vie au Petit Journal, que dirige alors Henri Beauclair, un de ses compatriotes, dont il devient le secrétaire tout en assurant la chronique parlementaire.

Il faut dire que le « copinage provincial » fonctionne alors fort efficacement. Le jeune Granvillais bénéficie de la protection de Rémy de Gourmont et surtout de l’amitié de deux jeunes peintres havrais qui deviendront ses amis les plus proches : Othon Friesz et Raoul Dufy.

En 1907, il publie Friperies, une plaquette d’une centaine de pages. Dix-huit pièces de vers et deux seulement en prose, c’est bien là le tour fort lyrique qu’il donne à sa nostalgie. Un succès d’estime le conduira à en donner peu après une réédition à la NRF.

Tous ses loisirs de journaliste, et ils sont nombreux, il les passe à la Bibliothèque nationale, où il explore « l’Enfer », où sont conservés des ouvrages qui ne sont pas, selon l’expression, « à mettre entre toutes les mains ». Fleuret découvre que ces textes érotiques n’en appartiennent pas moins à un pan trop négligé de notre littérature. Il en apprécie les qualités : gaillardise, truculence, libertinage, autrement dit « gauloiserie » (ce qui leur confère un ton particulièrement français).

Pour lui, il n’y a rien de malsain dans une telle production, mais, au contraire, vigoureuse présence d’une « grande santé » qui le réjouit par son pittoresque, son imagination et sa bonne humeur.

Le voici passionné par la langue parfois argotique de ces écrivains qui sont souvent piliers de cabaret, trousseurs de jupons et aussi, ce qui fait leur charme, amoureux du beau langage. Il rend hommage ainsi au sieur de Sigogne, grand satiriste du XVIe siècle et ami du bon roi Henri IV — modèle de souverain tolérant et paillard aux yeux de Fleuret.

Lui-même choisit le pseudonyme de sieur Louvigné du Dézert pour publier Le Carquois, un recueil de vers, se donnant même la fantaisie de publier une biographie de ce pseudo-Rouennais, dont il a totalement inventé et le personnage et l’œuvre poétique.

Fernand Fleuret épouse alors sa cousine et marraine Gabrielle Réval, de quinze ans plus âgée que lui. Romancière à succès, elle va lui assurer un confort matériel dont il a bien besoin, mais échouera à mettre quelque ordre dans sa vie privée.

Une faiblesse cardiaque éloigne Fleuret des tranchées de la Grande Guerre et il publie en plein conflit, sous le titre de Falourdin, une superbe satire du monde de la presse, rédigée en vers des plus classiques, et qui constitue le plus efficace des pamphlets contre le « bourrage de crâne » de l’époque. Curieusement, cet ouvrage très irrévérencieux aura quelque succès. Fleuret va en profiter pour publier des essais fort peu conformistes, où il célèbre tour à tour Pierre de Ronsard, l’abbé de Choisy, Restif de la Bretonne ou le général baron Lejeune.

Ses ouvrages de critique littéraire, remplis d’affirmations originales et de curiosités scabreuses sont des régals pour les connaisseurs. Ainsi, De Gilles de Rais à Guillaume Apollinaire, Serpent-de-mer et Cie ou De Ronsard à Baudelaire. On ne peut imaginer plus érudit et plus insolent touche-à-tout.

Il va aussi se hasarder dans le roman avec Les Derniers Plaisirs, un récit donjuanesque, Jim Click, admirable d’humour pacifiste, ou Échec au roi, dans lequel on retrouve son cher Henri IV tout au long d’un récit de cape et d’épée.

Ses nouvelles apparaissent tellement dignes du meilleur XVIIIe siècle que certains crieront au pastiche. Fenêtre sur le passé ou Au temps du Bien-Aimé sont de parfaites illustrations de l’esprit galant de ce siècle des alcôves tout autant que des Lumières. Son livre le plus célèbre, publié en 1926 chez Gallimard et repris en 1960 par le Livre de Poche, est un petit chef-d’œuvre d’ironie et de grâce : avec Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie, il nous conte, avec une belle allégresse grivoise, les aventures d’une jeune fille qui se prostitue à seule fin d’amasser la dot qui lui permettra d’entrer au couvent ! Cela pourrait être un récit frivole. C’est au contraire un hommage à la pureté, du moins celle de notre langue, qui n’a jamais été maniée avec autant de piété filiale.

La vie littéraire de Fernand Fleuret s’arrête en 1938. La mort de sa mère, puis celle de sa femme, ne font qu’accentuer ses hallucinations démoniaques. Il meurt dans la démence et la solitude d’un asile d’aliénés le 18 juin 1945. Aucun autre écrivain de notre siècle ne mérita autant que lui le qualificatif de « Vieille France ».

Jean Mabire.