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François-Marie Luzel À l’écoute de son peuple

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Mort le 26 février 1895, François-Marie Luzel, cet infatigable chercheur, tout à la fois poète et savant, ne connut pas de son vivant le renommée qu’il méritait par une vie tout entière passée au service du peuple breton et du passé celtique de son pays. Il n’y eut pas trente personnes autour de son cercueil à la cathédrale de Quimper !

Pourtant, il fut, avec son confrère-rival La Villemarqué, le grand pionnier de la recherche en terre d’Armor. En un demi-siècle, il parvint à sauver de l’oubli cinq cents chansons populaires et quatre cents contes en dialecte du Trégor.

L’adjectif « folklorique » peut faire sourire aujourd’hui, tant il apparaît entaché de relents touristico-commerciaux. C’est oublier qu’il s’agit, à l’origine, de la sauvegarde de notre héritage le plus sacré. Le mot « populaire » ne rend qu’imparfaitement cette appréhension et cette exaltation de l’originalité de nos peuples. Le terme germanique de « völkisch » cerne davantage cette démarche, celle des minutieux explorateurs des traditions ancestrales dont les plus connus sont, outre-Rhin, les frères Grimm.

Si ces deux pionniers restent célèbres dans leur patrie et même au-delà, la plupart de leurs émules, de la Flandre à la Provence et de la Bretagne à la Lorraine, sont désormais oubliés. C’est ainsi que disparaît l’âme même d’une nation, seul fondement permanent et légitime de toute citoyenneté.

« Vieux soldat de la garde d’honneur de Napoléon Ier , François Luzel (en breton : An Uhel, c’est-à-dire Le Haut), participa à la campagne de 1813 avant d’épouser une compatriote trégorroise, Rosalie Le Gac, qui lui donna douze enfants, six garçons et six filles. Leur premier héritier mâle, François-Marie, naît le 6 juin 1821 au « manoir » de Keramborgne, village de Plouaret, dans les Côtes-du-Nord, aujourd’hui Côtes-d’Armor.

Fils d’un cultivateur et d’une « ménagère », le gamin, dont la seule langue familiale est le breton, se fait une célébrité locale de dénicheur de nids et pratique en expert l’école buissonnière, malgré les efforts du père Thomas, maître d’école et chantre de la paroisse.

Tout enfant, le petit Francès rêve d’assister à une représentation du Mystère de Sainte Tryphine et le Roi Arthur donnée par des paysans artistes amateurs, mais le recteur s’oppose à de telles distractions, qu’il estime quelque peu sacrilèges. Privé de spectacle, l’enfant en devient à jamais anticlérical, mais fanatique de théâtre, religieux ou profane, dans la langue de ses ancêtres.

Il va rejoindre la petite cohorte des « Celtomanes », qui considèrent la Bretagne comme « l’Écosse de France » et y voient le conservatoire vivant de toutes les traditions celtiques. Externe au collège de Rennes, avant de préparer tout seul chez lui le baccalauréat, François-Marie part à Brest pour devenir chirurgien de marine. Mais il renonce vite à une carrière médicale outre-mer pour rejoindre Paris, où il s’inscrit comme étudiant en Droit et en Lettres.

Sa seule ambition est alors de collecter ce qu’il nomme « la littérature nationale », c’est-à-dire celle qui s’exprime en sa langue maternelle. Il parviendra à obtenir des moyens matériels d’effectuer plusieurs « missions » sur le terrain, car le gouvernement du Second Empire porte quelque intérêt à l’inventaire du patrimoine.

Parallèlement à ses enquêtes, le jeune passionné de la matière de Bretagne entre dans l’enseignement et exerce d’abord à Lorient et à Dinan. Muté à Pontoise puis à Nantes, il rejoint Rennes comme employé de préfecture. Mais il écrit plus de vers que de rapports administratifs…

Nommé professeur à Quimper, il ne jouit pas d’une très bonne réputation : il ne va pas à la messe, fait de la photographie et ne rêve que de littérature bretonnante. Après quatre ans de mise en disponibilité, il rejoint Lorient, où on le note « professeur passable, mais original ». On estime qu’il serait plus à sa place comme bibliothécaire que comme enseignant.

Il s’installe à Morlaix où il commence une carrière de journaliste politique. Après la défaite de 1870, il s’affirme à la fois républicain et conservateur. Les cléricaux et les monarchistes lui reprochent un tour d’esprit « voltairien ».

Nommé juge de paix à Daoulas, puis archiviste provisoire du Finistère, il cumule cette fonction avec celle de conservateur du musée archéologique. Quand il meurt à soixante-quatorze ans, sa réputation ne dépasse guère le cercle des érudits provinciaux, personnages un peu en marge de la bonne société bourgeoise et dont on ne distingue pas très bien l’utilité sociale.

Assez attiré dans sa jeunesse par ce qu’on nommait « la vie de Bohème », commensal de Murger et de Nerval, le singulier Luzel s’est toujours cru poète. Sous son propre nom, receltisé parfois en Huel, ou sous divers pseudonymes, il a composé une centaine de poésies en français, dont les premières ont été recueillies dans Le chant de l’épée, en 1856, et près de deux cents en langue bretonne, notamment en 1865, dans le recueil Bepred Breizad (Toujours Breton).

Marqués par un romantisme conventionnel, ces poèmes se réclament d’une tournure d’esprit alors illustrée par les Allemands et les Scandinaves.

L’essentiel, pour cet écrivain, n’est pas son œuvre propre. Sa vraie vocation est d’être, comme il le dit, « un chasseur de folklore ». Il parcourt inlassablement la campagne, surtout dans le Trégor, mais aussi dans le Léon et en Cornouaille pour recueillir mystères, contes et chansons. Il se déplace à pied, un bâton à la main, un cahier de notes sous le bras, et inscrit au crayon tout ce qu’il peut saisir d’une fantastique tradition orale.

Plus encore que les imprimés et les manuscrits, qu’il récupère avec avidité, il s’attache à retranscrire, sous la dictée, les propos de ses interlocuteurs. Ce sont des gens du peuple, domestiques, sabotiers, tisserands, maçons, meuniers, parfois « patrons laboureurs » ou plus rarement pêcheurs. Parmi ses informateurs privilégiés, on cite un tailleur, devenu aveugle et mendiant, Guillaume Garandel, ainsi que Barbe Tassel, elle aussi mendiante, ou Marguerite Philippe, « pèlerine par procuration ». Il estime particulièrement utiles les témoignages des itinérants, les « Bamlérienn-Bro » ou » voyageurs de pays ».

Il va ainsi sauver d’un oubli définitif près de quatre-vingt-dix mystères et pièces de théâtre populaire, à lui fournis par des acteurs ou des copistes. Il recueille aussi quatre cents contes et récits, qu’il publiera en partie dans des volumes ou dans des périodiques. Beaucoup sont encore inédits et n’existent qu’en manuscrits. Quant aux chansons, il en rassemble près de cinq cents, dont il publiera quatre-cent-vingt-cinq dans les deux recueils Gwerziou Breiz Izel et Soniou Breiz Izel.

À travers ce millier de textes pieusement collectés par lui ou par sa sœur Perrine, tout un monde se révèle. C’est une Bretagne énergique, ardente et rieuse, mais aussi sensible au merveilleux. Les saints chrétiens y voisinent sans cesse avec les fées, les sorciers et les korrigans d’un vieux légendaire païen. Luzel, notant scrupuleusement tout ce qu’on lui rapporte, n’a pour ambition que de fournir des matériaux bruts aux générations futures. Il ne porte pas de jugement, il ne cherche ni à interpréter ni à comparer, même s’il est conscient d’enregistrer parfois des thèmes communs à tous les Européens. Ce « bleu de Bretagne qui serait rouge partout ailleurs », comme dit un de ses contemporains, est à la fois travailleur et ingénu, constamment émerveillé par une sagesse surgie du fond des âges et dont il se veut le fidèle traducteur.

Jean Mabire.