Aller au contenu principal

Georges Duhamel Moins vieux qu’on ne croit

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

Une récente rechute d’antiaméricanisme (primaire, mais sans doute inguérissable) m’a conduit à relire les Scènes de la vie future, qui parurent voici un peu plus de soixante ans, en 1930, et qui ont au moins l’avantage d’être écrites en français.

Georges Duhamel fut alors traité d’imbécile par quelques salauds. Il était seulement, en plus d’un point, bon prophète. Un plongeon assez rapide dans l’ensemble de son œuvre m’a permis de constater qu’elle avait moins vieilli qu’on le prétend.

Bon ouvrier des lettres, secrétaire perpétuel de l’Académie française, Duhamel est aujourd’hui considéré comme un écrivain bourgeois et même « petit bourgeois » selon la terminologie marxiste. Je pense cependant que ses livres ne sont pas indifférents et éclairent, aussi bien que d’autres, l’entre-deux-guerres. Il est des écrivains d’imprécation et de colère ; celui-ci est un littérateur de bonhomie et de paix. Il en faut bien quelques-uns, tranquilles joueurs de flûte au milieu des grands fauves.

Médecin, fils de médecin, rien ne destine le jeune Georges Duhamel à la littérature plus qu’à la chirurgie. Né le 30 juin 1884, ce carabin sacrifie pourtant sans génie au théâtre et à la poésie, dans le cadre du groupe de l’Abbaye, qui préfigure certaines communautés écolos post-soixante-huitardes et dont on trouvera une description ironique dans Le Désert de Bièvres, son meilleur livre.

Le grand événement de sa vie, le seul pourrait-on dire, comme pour tous les hommes de sa génération, c’est la guerre de 14-18.

Quand elle éclate, Duhamel a tout juste trente ans. Médecin militaire, il va vivre pendant plus de quatre années dans l’horreur absolue. Il ne pratique pas moins de quinze cents opérations, dans cette fraternité quotidienne qui unit tous les membres du Service de santé aux grands blessés du front. De cette expérience, il tirera deux livres, marquant pour lui le début d’une nouvelle carrière : La Vie des martyrs, et surtout Civilisation, qui obtiendra le prix Goncourt, et le mérite.

Désormais, Duhamel est devenu romancier et témoin de son temps.

Il ne sait guère « faire court » et se lance dans de grands romans à cycle comme Vie et Aventures de Salavin qui ne comprend pas moins de six volumes dont le premier, Confession de minuit, parut dès 1920. C’est le portrait d’un solitaire, lucide mais sans énergie. Le scientifique Duhamel étudie cliniquement ce raté qui n’est pas sans grandeur.

Impressionné par les grandes fresques romanesques, comme Les Hommes de bonne volonté de Jules Romain ou Les Thibault de Roger Martin du Gard, il se lance alors dans une entreprise ambitieuse : la Chronique des Pasquier, dont les dix volumes vont paraître entre 1933 et 1945.

Il faut être sans doute Slave, ou au moins Scandinave, pour réussir dans ce genre, que l’on nomme souvent à tort « saga ». N’est pas Tolstoï ni Hamsun qui veut.

Duhamel reste très français, latin même, avec une belle clarté, de l’intelligence, mais peu de sensibilité et encore moins d’enthousiasme. Sa longue chronique n’échappe pas toujours à la grisaille, à commencer par le premier volume, Le Notaire du Havre.

Le narrateur, Laurent Pasquier, comme Salavin, est un solitaire. Mais lui est un fort et non un faible qui va tenter de « construire sa vie ». En arrière-plan, on découvre la société bourgeoise entre les dix dernières années du XIXe siècle et les trente premières du XXe. C’est aujourd’hui une sorte de document ethnographique sur une espèce disparue, où s’équilibraient assez bien ignominies et grandeurs. L’intrusion, au milieu d’existences prosaïques, de la Science et de l’Art, avec des majuscules, contribuent à dater le récit.

L’humanisme de Duhamel est celui d’un homme qui ne manque pas de ferveur mais de foi. Le christianisme apparaît totalement absent de son univers. Le paganisme aussi. Nous sommes dans le règne de la raison et des vertus républicaines, sans pour autant qu’elles soient érigées en système. C’est la parfaite expression d’une littérature urbaine que l’on pourrait politiquement qualifier de « centre-droit ». Profondément individualiste, le personnage central de cette chronique adhère toujours mal au monde qui l’entoure. Les grandes aventures du siècle, communisme ou fascisme, ne le tentent pas.

Duhamel, lui aussi, est bien trop intelligent et bien trop prudent pour s’engager. Il mourra le 13 avril 1966, largement octogénaire, inscrit à l’inventaire du mobilier du quai Conti et jouissant de l’estime de ses pairs qu’il n’a jamais choqués par des positions outrancières ou non-conformistes.

Pourtant… Pourtant, il a voyagé et il a su voir le monde, en observateur lucide et amer. Le Voyage de Moscou est un bon reportage et La Géographie cordiale de l’Europe fort salubre. Ses Scènes de la vie future sont encore actuelles.

Européen pétri de culture occidentale, il est horrifié de tout ce qu’il découvre outre-Atlantique, avec un systématisme absolu qui enlève un peu de force à son raisonnement. Il hait en bloc les interminables contrôles d’immigration et les monocordes chœurs nègres, les cinémas et les abattoirs, la prohibition et l’automobile, les panneaux publicitaires, les assurances, les buildings, les elevators ou les subways. Et surtout le machinisme, aboutissant pour lui au « communisme bourgeois » (belle expression) par lequel meurt, selon lui, l’homme libre dans la libre Amérique.

« L’Amérique semble prendre à cœur de précéder le reste de l’humanité dans la voie des pires expériences. Dès aujourd’hui, l’Amérique nous donne à mesurer ce que peut devenir l’effacement de l’individu, l’abnégation, l’anéantissement de l’individu. » Et il analyse fort bien ce qui constitue la différence essentielle entre les méfaits du totalitarisme et ceux du libéralisme : « Les hommes supportent mal les restrictions qui leur sont imposées par le tyran national ou par la domination étrangère : en revanche, ils s’accommodent assez bien de l’autre dictature, celle de la fausse civilisation, et c’est là ce qui me tourmente. »

Dès 1930, ce n’était pas si mal vu.

Jean Mabire.