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Georges Dumézil À la rencontre des Indo-Européens

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Les éditions Gallimard viennent d’avoir la très utile initiative de réunir en un seul gros volume, sous le titre Mythe et épopée, trois des plus importants livres de Georges Dumézil.

On doit à cet infatigable chercheur la découverte fort révolutionnaire, à la veille de la dernière guerre, de ce qu’il nommait « la tripartition fonctionnelle des Indo-Européens », c’est-à-dire l’indissociable trinité du sacré, de la force et du travail. En plongeant dans la plus lointaine histoire, il a ainsi démontré la parenté qui unit nos peuples et transcende leurs querelles fratricides. Grecs, Romains, Celtes, Germains, Baltes ou Slaves, ils ne sont pas « étrangers » les uns aux autres et possèdent de lointaines communes racines.

Avant d’être politique, la future unité — à l’image de l’ancienne — sera culturelle et spirituelle. Le passé commande l’avenir.

S’attachant aux faits permanents plus qu’aux idéologies à la mode, Dumézil devait fatalement cheminer hors des sentiers battus par tous les conformistes. Un homme de cette qualité ne pouvait que devenir un gibier de choix pour nos omniprésents chasseurs de sorcières. Ceux-ci se sont avisés, à la fin de la vie de ce grand savant, qu’il n’était peut-être pas « politiquement correct ». C’était lui rendre le plus bel hommage.

Fils d’un officier qui terminera sa carrière comme général, Georges Dumézil naît à Paris le 4 mars 1898. Il n’aura d’autre enracinement que des villes de garnison, où la vie militaire contraint ses parents à une existence vagabonde : Neufchâteau dans les Vosges, puis Troyes en Champagne, avant de regagner la capitale. Il entre au lycée Louis-le-Grand en classe de seconde et ne le quittera que pour intégrer l’École normale supérieure, où il est reçu premier, en 1916, à l’âge de dix-huit ans.

On dit que sa passion pour l’Antiquité remonte à son enfance lorsqu’il découvrit avec une ardente passion l’histoire romaine. Il en gardera des images qui ne le quitteront plus, jusqu’à sa mort, en 1986.

Six mois après son entrée à l’école, il est mobilisé. À vingt ans, officier d’artillerie, il prend part avec courage aux derniers combats de la Grande Guerre. Quand il retourne à Normale, il est singulièrement mûri par l’épreuve du feu : « Les batailles de 1918 m’avaient quelque peu façonné, humanisé, extrait du microcosme exaltant certes, mais irréel, des khâgnes et des livres pour me plonger tout vif dans ce mélange d’épisodes infernaux et paradisiaques qu’étaient alors pour un jeune sous-lieutenant, le tout-venant d’une armée en campagne. »

Il collabore alors à la Revue universelle, très proche de L’Action française, et ne se cache pas de subir l’influence de Bainville, de Daudet et surtout de Maurras. Leur vision rejoint son incontestable nationalisme.

Le jeune professeur ne va pas rester longtemps en France, où une chaire de latin-grec au lycée de Beauvais ne comble guère son caractère de chercheur solitaire. Il sera successivement lecteur à l’université de Varsovie, professeur d’histoire des religions à Istanbul et lecteur à Uppsala, en Suède. Il ne revient à Paris qu’en 1933.

Entre-temps, il a passé, en 1924, sa thèse sur Le festin d’immortalité, « étude de mythologie comparée indo-européenne », entrant ainsi sur une voie royale qu’il ne va désormais plus quitter.

Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, il se révèle un prodigieux érudit, maîtrisant une trentaine de langues dont l’une, l’oubikhi, n’est plus alors parlée que par lui-même et un vieillard turc quasi-centenaire.

D’emblée, il se classe en dehors des sentiers battus, aux frontières incertaines de la linguistique et de la mythologie, de l’archéologie et du folklore. Il va totalement renouveler la connaissance que nous pouvions avoir de nos lointains ancêtres, que l’on nomme, par une convention commode, « indo-européens ».

Il se révèle vite comme le plus prodigieux connaisseur de tout ce qui concerne les peuples de l’Europe et d’une partie de l’Asie. À l’Ouest : les Celtes, les Latins, les Grecs, les Germains, les Baltes, les Slaves. À l’Est : les Indo-Iraniens, que certains, au XIXe siècle, nommaient encore « Aryens ».

On savait qu’il existait une indéniable parenté linguistique entre tous les Indo-Européens, ce qui conduisait à supposer une commune langue originelle. De là à imaginer d’autres rapprochements, la tentation était grande. Encore fallait-il l’étayer.

Dumézil rêve alors de retrouver les grands traits de cette civilisation commune.

Il cherche, il tâtonne, il se trompe, il se corrige, bref, il avance en se lançant dans une fantastique « quête » intellectuelle, avec un esprit tout à la fois prudent et enthousiaste.

Il sent, à la fin des années trente, qu’il approche, lentement et sûrement, d’une grande découverte. Celle-ci va s’imposer à lui avec la fulgurance d’une véritable illumination.

En 1938, il parvient enfin à définir ce qui n’est pas un système, mais un véritable faisceau de faits concordants, s’imposant à l’esprit aventureux et positif d’un homme de notre siècle.

Cette grande trouvaille de Dumézil, ce sera ce qu’il nomme « la tripartition fonctionnelle ». Le terme recouvre une notion simple : les peuples indo-européens étaient tous organisés selon une division en trois grandes entités : la classe magico-religieuse, la classe guerrière et la classe productrice.

Cette conception trinitaire met donc en lumière trois caractéristiques essentielles : la souveraineté, la force et la fécondité.

Ce schéma, remontant à la plus haute antiquité, voici environ sept millénaires, devait aboutir en Orient au système des castes et en Occident à la célèbre division de l’Ancien Régime entre les trois classes du clergé, de la noblesse et du tiers-état.

L’idée de base de la grande découverte dumézilienne va être exprimée à travers une quarantaine de livres, apportant tous un éclairage original à une même réalité. Celle-ci émerge peu à peu des ténèbres de l’Histoire comme un fait incontournable : ce chercheur a trouvé une des clés, si ce n’est « la » clé de l’évolution de nos peuples à la fois différenciés et néanmoins apparentés au plus profond d’eux-mêmes.

Mobilisé comme officier de renseignements pendant la « drôle de guerre », Dumézil va être ensuite révoqué par le gouvernement de Vichy comme franc-maçon, puis inquiété lors de l’Épuration pour avoir demandé sa réintégration à son poste en 1942 et l’avoir obtenue.

Ces aléas ne l’empêcheront pas, après la guerre, d’occuper la chaire des civilisations indo-européennes au Collège de France pendant une vingtaine d’années, d’être nommé membre de l’Institut et élu à l’Académie française.

Il n’échappera pas à un posthume procès d’intention vers 1990. Quelques spécialistes de la chasse aux sorcières trouveront fort suspect son intérêt pour les Indo-Européens. On ira jusqu’à lui reprocher non ce qu’il avait dit lui-même, mais ce que l’on avait dit de lui !

Il se voulait observateur. Certains le voudront fondateur. Par exemple, Alain de Benoist dans Nouvelle École, en 1973 :

« Lorsque nous parlons de tradition indo-européenne, ou lorsque nous ramenons à la lumière du jour les traces oubliées du mythe, de la religion, de l’idéologie et de l’histoire des peuples dans lesquels nous voulons reconnaître nos ancêtres, nous ne regardons pas seulement en arrière. Au contraire, comme Janus, nous envisageons aussi l’avenir. Nous posons des jalons sur la route, et esquissons le modèle des hommes et des choses que nous nous employons à créer en nous et au-delà de nous. »

Jean Mabire.