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Graham Greene Semeur d’inquiétude

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Privé de littérature anglo-saxonne par quatre années d’occupation prusso-saxonne, le public français se jeta avec avidité au lendemain de la guerre sur tout ce qui lui venait d’outre-Manche (et d’outre-Atlantique). D’où le succès, entre d’autres écrivains mais à une toute première place cependant, de Graham Greene, mort le 3 avril 1991, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Que son œuvre soit relayée par quelques films célèbres et d’ailleurs réussis a fait beaucoup pour cet écrivain très largement popularisé par l’édition en format de poche. On peut estimer que ses premiers livres sont les meilleurs et qu’il s’est un peu essoufflé à courir ensuite après une réputation qui l’avait sans doute placé plus haut qu’il ne convenait. Profiteur d’une certaine mode, il ne faudrait pas aujourd’hui qu’il en soit la victime. Ce romancier insulaire et voyageur, qui se voulut par défi catholique, n’est malheureusement pas Bernanos ni heureusement pas non plus Mauriac. Il est Graham Greene et ce n’est pas rien.

Vivant à Antibes, dans le midi de la France, où il s’était fait remarquer par un livre à scandale sur Nice, Graham Greene était un peu oublié du grand public quand il est mort, après avoir cultivé pendant un quart de siècle d’exil méditerranéen son personnage très typé d’Anglais de la Côte d’Azur, soignant au whisky ou au pastis l’inévitable poids d’une vie qui fut, selon l’expression populaire, « bien remplie ». À ras bord même dans ses années d’aventures et de voyages.

Né à Berkhamstead, dans le Hertfordshire, le 2 octobre 1904, ce fils d’un directeur d’école poursuit ses études jusqu’à Oxford. Il entre à l’illustrissime quotidien Times à vingt ans, puis passera au Spectator. On ne peut imaginer parcours plus convenable pour un jeune homme bien doué de l’establishment britannique. Il n’y manque même pas quelques mystérieuses missions pour le compte du Foreign Office, le ministère des Affaires étrangères, qui vont conforter sa réputation d’honorable correspondant de l’Intelligence Service de Sa Majesté.

Après s’être lancé dès 1935 dans un premier récit d’aventures intitulé Orient-Express, il affirme l’année suivante toute sa maîtrise dans la conduite d’un thriller en publiant Tueur à gages, portrait d’un homme dont le métier et le destin sont trop lourds pour lui. Cet univers cruel, où l’on devine la présence réelle du diable, se retrouve dans Le Rocher de Brighton (1938) et dans L’Agent secret (1939), histoire d’espionnage sur fond de guerre d’Espagne.

Ces livres « noirs » où l’échec est une donnée permanente, inaugurent ce long débat sur le Bien et le Mal qui rendra l’œuvre de Greene parfois un peu moralisatrice, mais toujours primordiale. S’il ne les résout pas, il pose néanmoins les bonnes questions et les insère dans une atmosphère de bas-fonds et d’aventures qui fait parfois songer à Simenon.

Il va désormais choisir le vaste monde pour cadre de cette perpétuelle interrogation sur le destin de l’homme qui serait vite ennuyeuse, s’il ne possédait beaucoup d’imagination et un sens du décor, du récit, des personnages qui font aussi de lui un merveilleux scénariste de cinéma.

Il sait transfigurer un paysage pour l’intégrer à l’action. Ainsi le Mexique dans La Puissance et la Gloire (1940), où apparaît ce personnage si pitoyable du prêtre fornicateur et alcoolique, le Nigéria dans Le Fond du problème (1948), la Vienne occupée par les quatre puissances alliées dans Le Troisième Homme (1950), la Malaisie et l’Indochine dans Un Américain bien tranquille (1955), Cuba dans Notre agent à la Havane (1960), le Congo dans La Saison des pluies (1960) ou Haïti dans Les Comédiens (1966).

Cette fois, on ne songe plus à Simenon mais à Conrad.

Ce mélange détonant d’une méditation sur les fins dernières dans un cadre exotique et criminel devait lui assurer un succès que le grand écran allait amplifier jusqu’à faire de Graham Greene un mythe et un symbole : celui de l’homme blanc mal dans sa peau après la victoire des démocraties.

Cela le conduit à une sorte de désespoir qui culmine dans Le Troisième Homme grâce au jeu d’Orson Welles et à un inoubliable air de cithare, sans compter une Grande Roue riche de symboles. Mais on ne peut toujours rester à de telles hauteurs. La Fin d’une liaison est plus intimiste et peut-être plus réussi.

On a dit Graham Greene de gauche. Cela n’a pas tellement de signification en Angleterre où, plus que la droite et la gauche telles que nous les connaissons sur le continent, la véritable opposition est peut-être entre les conformistes et les anarchistes, que l’on rencontre sous tous les cieux du monde, où ils transportent d’ailleurs la totalité de leur environnement sentimental. Ce vagabond n’était certes pas patriote, ni encore moins de droite. Mais il ne pouvait pas ne pas être Anglais.

Cette singularité implique souvent une attitude ambivalente. La célèbre hypocrisie de la « perfide Albion » est peut-être en réalité cette étrange faculté du doute, un peu désinvolte et élégante, que Graham Greene a portée à des sommets inégalés.

C’est un pessimiste, ce qui n’exclut ni l’humour ni le goût de l’action, y compris de l’action inutile.

Ce pessimisme de Greene le rend très hostile aux Américains, ce qui a renforcé sa « mauvaise réputation ». Il déteste tout de leur manière d’être : « le moralisme à toute épreuve, l’optimisme impénitent, l’arrogance, la certitude que tous les peuples voient dans les États-Unis un paradis qu’ils aimeraient imiter, la gaffe permanente, l’ignorance, la crédulité, la générosité mal appliquée. » Un critique comme Alain Bosquet a très bien compris cette réaction du globe-trotter, venu de la vieille Angleterre, contre les États-Unis.

Cet antiaméricanisme l’a conduit à des opinions, que l’on peut juger scandaleuses, sur l’Union soviétique : « Le salut viendra de l’Est, pour tout le monde, y compris pour l’Occident », a-t-il écrit peu avant sa mort.

Volontairement déraciné, en rupture avec son pays et avec l’anglicanisme, qui n’est pas seulement une religion mais un produit de terroir qui ne supporte pas la traversée du Channel, ce semeur d’inquiétude n’en a pas moins réussi à nous faire croire au passage fugitif de la Grâce dans un monde sans Dieu.

Jean Mabire.