Aller au contenu principal

Guillaume Apollinaire Le poète assassiné

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

Apollinaire reste toujours présent parmi nous grâce à cette étrange vertu qui empêche les poètes de mourir tout à fait. « Assassiné » par un éclat d’obus au crépuscule de la Grande Guerre, il apparaît comme un insurpassable précurseur. Il n’a pas fait moins qu’inventer la poésie moderne. On peut même dire qu’il fut le premier et le dernier de nos écrivains inspirés, tant il est devenu difficile de brasser le lyrisme après lui. Cet étranger, « Français par le sang versé », a su acclimater sous nos yeux étonnés une inspiration poétique nourrie de tous les courants baroques de la vieille Europe.

D’abord un nom, difficilement prononçable : Kostrowitzky. C’est celui d’une dame polonaise toute de fantaisie et de mystère qui ne voudra jamais dévoiler le nom du père de son enfant, Wilhelm Apollinaire. On sait seulement qu’il est né à Rome le 26 août 1880.

L’auteur de ses jours, comme on dit, serait un officier italien. Ou un ecclésiastique. On chuchote même qu’il s’agirait de l’évêque de Monaco. Et pourquoi pas le pape lui-même ? propose en souriant le dernier-né de ses biographes, ou plutôt de ses disciples, le Suédois Gunnar Harding, batteur de jazz, peintre et bien entendu poète.

Fils ou non d’un prélat, l’enfant fait en tout cas de bonnes études religieuses à Monaco, puis à Cannes et à Nice. Serait-il mystique ? En tout cas, il est aussi iconoclaste, prompt à saisir ce qui se passe de l’autre côté du miroir, dans le pays des merveilles qui est celui de ses rêves.

Ce Polonais, polono-italien plus précisément, de la Côte d’Azur part de l’autre côté du Rhin, comme précepteur dans une famille allemande. Il y parachève son éducation littéraire, linguistique et sentimentale. Il a déjà décidé, à moins de vingt ans, qu’il sera le plus grand poète de son temps. Il choisit pour s’exprimer la langue française, à qui il va donner un éclat qui n’appartiendra qu’à lui. Il commence, avant d’écrire, par beaucoup vagabonder, de la Bohême à la Hollande.

Quand il revient à Paris, au début des années 1900, il gagne sa vie en écrivant des romans érotiques que rechercheront longtemps les amateurs. Ce sont aujourd’hui des classiques « du second rayon ».

Plus sérieusement, il fonde une revue, éphémère comme toutes les revues, avec son collègue André Salmon. Il est aussi très copain avec Alfred Jarry, le père d’Ubu Roi et avec tout ce que la capitale compte de rapins et de rimeurs d’avant-garde.

D’une prodigieuse culture, nourri des grands classiques, mais aussi inspiré par tout le légendaire « barbare », il célèbre l’enchanteur Merlin et la fée Viviane.

Cette intrusion dans le monde celtique enchanté ne l’empêche pas de saluer aussi Orphée, l’autre face de notre univers ancestral.

Géant débonnaire à la lourde silhouette, il se plaît tout autant sous la verrière de la Bibliothèque nationale, dont il fréquente l’Enfer jusqu’à en dresser, avec son ami le Normand Fernand Fleuret, un minutieux catalogue, que dans les ateliers et les cafés de tous ses compagnons en quête d’art nouveau.

On verra par son plus célèbre recueil de poèmes, Alcools, qu’il est le meilleur de tous. Avec le recul du temps, son génie éclate. Si l’on veut le comparer à un peintre, il est plus proche de Van Gogh que de son complice Picasso, malgré des mystifications et des cabrioles qui effrayent les bourgeois de leur temps.

Quand éclate la guerre, celle dont l’horreur allait faire croire qu’elle serait la dernière, Guillaume Apollinaire, puisque tel est le nom qu’il a choisi dans le monde des lettres et des arts, pourrait exciper de son état d’étranger pour rester tranquillement chez lui. Il n’en est pas question.

Celui que beaucoup considèrent comme un amuseur un peu inquiétant et qui a même connu la prison à la suite d’une sombre affaire de vol au musée du Louvre, terminée d’ailleurs par un non-lieu, décide de se faire naturaliser. Et cela dans le but de se faire aussi mobiliser. C’est la voie sacrée que choisira aussi le Suisse Blaise Cendrars, futur caporal de la Légion étrangère, poète à la main coupée.

Apollinaire, lui, est artilleur. Il trouve rapidement que cette arme n’est pas assez glorieuse ni assez exposée et demande à passer dans l’infanterie. En mars 1916, il est très grièvement blessé à la tête.

Il va traîner d’hôpital en hôpital. Il a rapporté dans sa musette ce qui sera le recueil de poèmes Calligrammes, publié après sa mort.

Très affaibli par sa grave blessure qui lui vaut de porter autour du crâne un serre-tête de cuir et de fer, il succombe à l’épidémie de grippe espagnole.

On raconte que pendant qu’il agonise, le 9 novembre 1918, des Parisiens parcourent les rues en célébrant le prochain armistice et en conspuant le Kaiser.

— À mort Guillaume ! scandent-ils.

Guillaume, le grand Guillaume, Guillaume Apollinaire est mort.

Il a publié peu auparavant une sorte de testament Le Poète assassiné et aussi Le Flâneur des deux-rives, inoubliable évocation de Paris qui annonce le surréalisme, mais va bien au-delà.

Nul ne fut plus magiquement français que ce routier européen, frère cadet de Villon et de Rimbaud, frère aîné que nous continuons à admirer sans avoir jamais pu le dépasser.

Jean Mabire.