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Henri Béraud Polémiste sorti du peuple

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Voici un demi-siècle paraissait un petit livre de souvenirs romancés d’à peine deux cents pages. Son titre : Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?. Son auteur : Henri Béraud. Il était alors au faîte de sa renommée. Trois ans plus tard, il était arrêté, condamné à mort, gracié de justesse et libéré en 1950 du bagne de Ré. Quand il mourut en 1958, au tout début de la Ve République, il était assez oublié par les partisans d’un bord politique qui n’était d’ailleurs pas tout à fait le sien. En pleine guerre d’Algérie, on se souciait peu de la disparition de ce romancier-journaliste qui réussit le tour de force de s’être vu accusé d’intelligences avec l’ennemi, alors qu’il n’avait jamais éprouvé la moindre sympathie pour les Allemands. Il les détestait à peu près autant que les Anglais (qu’il rêvait de « réduire en esclavage »). Mais ce redoutable polémiste, fils du peuple s’il en fut, plutôt anarchiste, était revenu pacifiste de la guerre de 14. Il manifesta toujours un franc-parler et un goût de l’outrance qui le poussèrent à épouser sans prudence quelques-unes des querelles les plus dangereuses d’une époque dont il fut le meilleur témoin. À le relire, on s’aperçoit qu’il fut surtout un merveilleux enquêteur et un robuste écrivain.

Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?, qui se déroule avant la grande tuerie fratricide de 14, est la suite du meilleur livre de Béraud, cette Gerbe d’or, où il raconte son enfance de fils d’un boulanger de la rue Ferrandière, à Lyon, où il est né le 21 septembre 1885, entre les Terreaux et la place Bellecour.

Cette presqu’île entre Saône et Rhône sera toujours pour lui le cœur de son univers sentimental. Et s’il fut grand voyageur, « flâneur salarié » à travers le monde, comme il disait lui-même de son métier de reporter globe-trotter, il restera toute sa vie fidèle au petit « gone » qu’il fut, enfant d’un milieu populaire, encore très proche du village dauphinois de ses grands-parents paysans. Peu d’écrivains sont aussi enracinés que ce citadin d’une grande ville, qui dispute à Marseille le rang de seconde de France et garde à travers tous les orages le même aspect un peu fermé sur elle-même.

Par réaction contre le côté radin et dévot de la plupart des bourgeois de leur ville industrieuse et embrumée, beaucoup de Lyonnais manient comme personne l’irrespect, dont Guignol est l’ironique porte-parole.

Amoureux de cette cité que l’on dit « la plus au sud des villes du Nord », le jeune Béraud devient vite le rassembleur des garçons qui y mènent comme lui la vie de bohème au début de notre siècle. Passionnés de théâtre et de musique, ils aiment Wagner avec passion. Comme il faut travailler quand on n’appartient pas aux dynasties marchandes, le fils du boulanger sera tour à tour dessinandier en soieries, clerc d’avoué, commis en assurances, antiquaire, du genre brocanteur, et journaliste, surtout journaliste. Son sens inné de la polémique, parfois la plus féroce mais toujours la plus drôle, fait merveille dans les petits journaux de Lyon, où il se rend indispensable.

Un entracte de quatre ans, dans l’artillerie, le marque à jamais. Parti insouciant, il revient pacifiste. Mais aussi bien décidé à quitter sa ville natale pour partir à la conquête de Paris, comme ses amis le comédien Charles Dullin ou le journaliste Albert Londres.

Très vite, il va s’imposer comme le maître incontesté du grand reportage. Nul ne sait comme lui transcrire les atmosphères et les rencontres en ces pays étrangers que la télévision n’a pas encore rendus faussement familiers. L’Entre-deux guerres voit le triomphe de ces « envoyés spéciaux » qui n’ont pour eux que leur stylo, beaucoup de culot et de confortables notes de frais consenties par des patrons de presse intelligents.

On verra Henri Béraud à Moscou et à Berlin, à Rome et à Vienne, à Dublin et à Madrid, partout où il se passe quelque chose.

Il raconte ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il croit, se montrant toujours bon observateur et parfois bon prophète. L’Europe en pleine crise le fascine, car il sent à chaque enquête la guerre venir, inéluctablement.

Écrivant au sommet de sa carrière dans Gringoire, le grand hebdomadaire conservateur, il réserve ses élans populistes pour son œuvre littéraire.

Il dénonce la littérature hermétique et lugubre de ceux qu’il nomme « les longues figures » et défend la langue claire et la vie simple des « bons vivants ». En politique, il s’affirme sans hésiter républicain, chantre du 14 juillet et admirateur de Robespierre. Cela ne l’empêchera pas de dénoncer le gouvernement radical dans Pavés rouges (1934) et la gauche dans Front-popu (1936). En politique extérieure, il se montre volontiers cocardier et poursuit les Britanniques d’une haine qui lui coûtera un jour très cher.

L’Académie Goncourt lui a décerné en 1922 son prix pour Le Martyre de l’obèse, essai romanesque sur son impressionnant tour de taille, qui est loin, très loin, d’être son meilleur livre.

Il réussit mieux dans le roman historique : Le Vitriol de lune et Au capucin gourmand annoncent la fantastique maîtrise d’une trilogie (qui devait au départ comporter une dizaine de volumes), Le Bois du templier pendu, Les Lurons de Sabolas et Ciel de suie.

Le premier surtout est un incontestable chef-d’œuvre, roman paysan, à la fois joyeux et sanglant, hymne païen aux paysages et aux gens de son Dauphiné ancestral. Un jour, ces ruraux quitteront la terre pour la ville et participeront aux insurrections lyonnaises parmi les canuts révoltés contre la rapacité des possédants et l’ignominie des politiciens.

Quand viendra la défaite de 40, Béraud aurait pu se taire. Ce n’était pas son genre. De Lyon, il continuera à dire ce qu’il pense, en bon patriote, tout aussi opposé à la « dissidence » gaulliste qu’à la collaboration « parisienne ». Il ne comprendra pas que son directeur et ami Carbuccia décide un jour, par prudence, de saborder son hebdomadaire. Lui, Béraud, continuera à hurler ce qu’il croit. Il le payera, dans une cellule de Fresnes, chaînes aux pieds.

Il meurt le 24 octobre 1958, dans la solitude et presque dans la misère.

Jean Mabire.