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Henri Massis L’Occident contre l’Europe

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Aucun peuple, aucune nation, ne saurait vivre sans une réflexion constante sur son identité. De la connaissance de son être profond surgit, toute armée, la vision de son devenir historique. On ne peut se passer d’une telle prise de conscience, à vrai dire plus spirituelle — ou du moins culturelle — que politique.

En ce sens, le survol de l’œuvre d’un écrivain comme Henri Massis est passionnant, même (et, doit-on dire, surtout) si on ne partage ni ses analyses, ni ses conclusions. L’important est de découvrir avec lui à quelle hauteur doit se situer la réflexion. Inlassable témoin de son temps, ce penseur, qui appartint à la génération arrivée à l’âge d’homme dans les premières années de notre siècle, aujourd’hui finissant — plus justement « agonisant » — a élaboré un système qu’il estime parfait et qui prenait en compte la vision du monde de ses aînés, dont il fut le disciple fervent : Barrés, Péguy, Maurras… Il y apporta sa propre sensibilité, qui se caractérise par une intransigeance souvent aux limites du supportable. Mais on ne peut nier l’absolue sincérité de sa foi. Pour lui, l’Occident, c’est-à-dire, d’abord et avant tout, la France, n’existe qu’à travers la latinité et le catholicisme. Peu de Français ont été aussi « romain », dans tous les sens du terme, que lui. Cela explique sa défiance envers le monde germanique et la nébuleuse slave, dans lesquels il ne voulut voir qu’une avant-garde menaçante de l’Asie, barbare et païenne. Son jugement sur l’Amérique n’en est pas moins lucide et actuel.

Un quart de siècle après sa mort, qui, hormis les maurrassiens de stricte obédience et les catholiques que l’on qualifie hâtivement d’intégristes, se souvient encore de ce nom : Henri Massis, de l’Académie française ?

Il joua pourtant un rôle important dans la formation d’une sensibilité religieuse et politique que l’on retrouve encore aujourd’hui au cœur d’un débat très actuel. Certes, on peut ne pas entrer dans toutes ses vues et déplorer même, chez lui, une certaine forme de sectarisme : ne croyait-il pas à la Vérité, avec un V majuscule, et ne l’affirmait-il pas intangible et immuable ? Mais il représente assez bien le prototype de « l’intellectuel engagé ».

Parisien de Paris et même de Montmartre, où il naît le 21 mars 1886 au flanc de la Butte, il fait partie de ces jeunes gens bien doués qui éprouvent le besoin de se choisir des maîtres. Il n’en manque pas en ce début de siècle et il vagabonde quelque peu entre le radical-socialiste Alain, son professeur de philo, le nationaliste Maurice Barrés, le dreyfusard Anatole France, le philosophe Henri Bergson et surtout Charles Péguy, dont le patriotisme et le catholicisme le séduisent par un côté que l’on pourrait qualifier de « populiste ».

Avec son complice périgourdin Alfred de Tarde, il publie, à la veille de la guerre de 1914, deux enquêtes-pamphlets qui vont faire quelque bruit : L’Esprit de la nouvelle Sorbonne et surtout Les jeunes gens d’aujourd’hui. Leur pseudonyme d’Agathon couvre un parti-pris très affirmé, où se devine déjà tout l’itinéraire ultérieur du jeune Henri Massis. Les lignes de force qu’il veut à tout prix discerner et exalter parmi les garçons de sa génération ne sont-elles pas le goût de l’action, la foi patriotique, la renaissance du catholicisme et le réalisme politique ?

Dans une soi-disant « Belle Époque », insouciante et jouisseuse, il s’agit de « défendre l’Occident contre la technocratie de l’ère machiniste et rappeler l’Europe à sa vocation chrétienne et missionnaire ». Il mettra, au service de cette double cause, son intelligence, son courage, sa ténacité et aussi beaucoup d’injustice, attribuant à ses adversaires idéologiques un véritable « satanisme démoniaque », sans craindre le ridicule de tels excès polémiques. Ses cibles préférées seront Romain Rolland pendant la Grande Guerre et André Gide au temps des années folles.

Courageux officier de chasseurs à pied, blessé et cité au combat, il se considère comme une sorte de croisé de ce qu’il faut bien nommer l’ordre moral. Défenseur, certes, mais aussi inquisiteur, dénonciateur, procureur inlassable dans sa chasse aux mal-pensants, il réussit une assez habile synthèse de la philosophie religieuse de saint Thomas et de l’empirisme politique de Charles Maurras. Le voici compagnon de route et même un peu davantage de l’Action Française.

Rédacteur en chef de la Revue universelle, qui est la vitrine intellectuelle de l’AF et que dirige Jacques Bainville, il exalte l’héritage gréco-latin, la rigueur catholique et un nationalisme qui tend à nier le substrat celtique comme l’influence germanique dans une France univoque. Il déteste les protestants, les républicains, les romantiques, les « métèques »…

Il confisque sans hésiter le primat de l’intelligence et de la raison au service d’une doctrine qu’il va inlassablement « bétonner » entre les deux guerres et dont la constante obsessionnelle est la haine de l’Allemagne.

Son essai le plus connu, paru chez Plon en 1927, s’intitule Défense de l’Occident et va contribuer à former toute une génération dans la méfiance envers une Europe qui dépasserait les limites du vieil empire romain.

Cette affirmation, sans cesse martelée, de la « barbarie slavo-germanique » le conduit à devenir une sorte de guetteur sur le rempart. La Russie et même l’Allemagne lui apparaissent comme l’avant-garde de l’Asie et de l’Orient ! Quand il parle d’Europe, c’est pour la limiter à des nations dont les régimes vont avoir sa préférence : l’Italie de Mussolini, l’Espagne de Franco et le Portugal de Salazar (on pourrait y ajouter l’Autriche de Dollfuss). Pour ceux qui croient qu’il n’y aura pas d’Europe sans l’Allemagne, pas d’Europe sans tous les peuples de l’Est, pas d’Europe sans la Russie, les idées de Massis ne peuvent qu’être fort étrangères. Mais on peut et on doit admirer sa constante révolte contre le désespoir : « L’Europe, qui n’a plus guère d’autre éducation que l’écrasement de sa mémoire, n’est déjà que trop prête à céder à la plainte funeste de ce fatalisme historique. »

Ce qui le conduit à une vérité toujours d’évidence : « Aussi n’est-il pas, pour l’homme occidental, de besoin plus pressant que de se définir à nouveau. » Et il ajoute, ce qui reste un beau sujet de méditation : « Ce n’est donc pas l’idéal oriental et l’idéal occidental qu’on devrait opposer, mais l’idéal du Moyen-Âge à l’idéal moderne, l’idéal de la perfection et de l’unité à celui du “progrès” et de la force diviseuse. »

Pour sa part, Henri Massis, après avoir été une sorte de conseiller officieux du gouvernement de Vichy, devait être épuré en 1944 et même interné quelques mois. Il meurt le 16 avril 1970, à Paris.

Curieusement, cet adversaire résolu du bolchevisme n’avait pas d’illusion, lors de la guerre froide, sur l’impérialisme américain : « Ce que le Russe attend du communisme, l’Américain, lui, l’attend de l’assimilation, de l’uniformisation, de cette standardisation morale qu’il rêve d’étendre à toute la planète. Par là, et bien qu’elle en soit idéologiquement l’adversaire, l’Amérique se rapproche d’autres démocraties, où l’objectif social s’est presque complètement substitué aux destinées individuelles, où l’âme du tout a étouffé l’âme de chacun. »

Jean Mabire.