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Henri Pollès Toute une vie pour les livres

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Lorsque, le 30 septembre 1994, Henri Pollès périt carbonisé dans l’incendie de sa demeure de Brunoy dans l’Essonne, l’événement fit peu de bruit : neuf lignes dans la rubrique faits divers du Figaro, le lendemain, suivies d’un bref article, le lundi suivant, dans le même quotidien, sans même faire la liaison entre la tragédie de cette maison-bibliothèque transformée en brasier et la mort de l’écrivain, qui « s’est éteint vendredi à l’âge de quatre-vingt-cinq ans ». Il avait trop le sens du cocasse et de l’insolite pour ne pas goûter cette bourde, dont le mauvais goût l’eût réjoui.

On ne peut qu’être stupéfait du peu de réactions des critiques après une telle disparition dans les flammes et les cendres. Alors que Bernard Pivot qualifia, en 1982, Sur le fleuve de sang vient parfois un beau navire de « meilleur roman de l’année », Pollès ne parvint pas à imposer au public cet énorme pavé de plus de sept cents pages, qui tient de la confession torrentielle plus que du roman classique. Pourtant, ce Breton original, celte par toute sa démesure et par tout son déchirement, avait fait, à vingt-trois ans, un beau plongeon en littérature avec Sophie de Tréguier, prix Populiste 1933.

La solitude et le silence qui entouraient, depuis, sa vie et son œuvre, s’expliquent sans nul doute par un esprit absolu d’indépendance et de liberté. Il ne cacha jamais sa fidélité à des écrivains maudits, à commencer par Céline, et eût sans doute été anarchiste s’il ne haïssait tous les mots en « -iste »…

Quand Henri Pollès publie en 1932, à vingt-trois ans, chez Gallimard, son premier roman, Sophie de Tréguier, tous les critiques seront unanimes : un grand écrivain est né. Il rate de très peu le Goncourt et doit se consoler avec le prix Populiste. Suivra alors, non le succès, mais une soixantaine d’années d’obscurité.

Ce Breton, établi en région parisienne, ne deviendra pas un écrivain à la mode. Tout le monde le croit mort quand il publie, à soixante-treize ans, Sur le fleuve de sang vient parfois un beau navire, roman qui provoque une nouvelle flambée de la critique et lui vaut le prix Paul Morand de l’Académie française. Jamais il n’a été si jeune, si fécond, si torrentiel. Mais le livre ne se vend guère, sans doute parce que cette nouvelle évocation de Tréguier pendant la guerre 14-18 paraît « étrangère » au public parisien.

Même s’il écrit en français (malgré son goût pour le parler régional trégorrois), il n’est pas considéré comme un citoyen convenable de la république des Lettres. C’est un barbare !

Ce fils d’un capitaine au long cours, né à Tréguier le 13 juillet 1909, est bien trop enraciné en terre armoricaine pour faire son chemin dans la capitale. Un de ses grands-pères était gendarme et l’autre ferblantier. Au-delà, on ne trouve que des cultivateurs, établis à Plouézec, où le nom patronymique s’écrit « Le Pollès ».

Au bout de la lignée de ces petits paysans du Trégor surgira un grand, un immense écrivain, un de ceux qui marquent leur siècle.

La carrière maritime de son père le conduit, tout enfant, dans les ports de Brest et de Nantes, où il poursuit des études surtout marquées par la rédaction clandestine, depuis l’âge de dix ans, de milliers de vers. Il sera aussi collectionneur et bibliophile, entassant jusqu’à sa mort des dizaines de milliers de bouquins, de manuscrits, d’autographes, de photographies, avec une prédilection pour les reliures rares et les bibelots insolites.

Il a toujours fait deux et même trente-six mille choses à la fois : tout en préparant l’agrégation de philosophie, il écrit un roman que certains seraient tentés de qualifier de « régionaliste », tant il restitue, avec une exactitude impressionnante, l’atmosphère de la petite ville de Tréguier à la veille du grand bouleversement qui va emporter les coiffes au vent mauvais de la modernité, ce qui ne serait pas grave si la même tempête ne détruisait aussi la langue bretonne, avant de grignoter, pan par pan, tout ce qui constituait la personnalité de ce pays du Trégor, telle qu’elle fut lentement façonnée par des siècles de vie commune sur un terroir particulier.

Déjà, lors de sa parution, Sophie de Tréguier apparut, au-delà du roman, comme un document quasi ethnographique. Et cela entre les deux guerres. On imagine ce qu’il en est aujourd’hui. Pollès avait d’ailleurs inscrit en sous-titre de ce premier livre : Mœurs de village.

Rien du cadre — ou si peu — ne subsiste désormais. Les usages quotidiens ont disparu. Les mentalités elles-mêmes ont été érodées. Pourtant, Sophie nous émeut, comme elle émouvait ceux qui l’avaient découverte aux alentours des années trente.

Comment une intrigue aussi banale peut-elle nous tirer des larmes ? La demoiselle de l’épicière, qui n’est plus une toute jeune fille, refuse la proposition de mariage d’un commandant de navire marchand pour ne pas laisser sa mère seule avec son ivrogne de père. Le prétendant en épouse une autre. Sophie meurt de tuberculose et aussi de chagrin. Ce n’est rien et c’est tout. L’histoire souffre un peu d’être interminablement étirée. Mais Pollès ne sait pas faire court.

Le drame vient du caractère même de la jeune fille — une rêveuse. Elle est de tous les temps et de tous les pays. Et pourtant, elle est inséparable de sa race et de sa ville, prisonnière et maîtresse de ce petit univers si étroit qu’il en reste familial, avec ses songes, ses tendresses, ses mesquineries. S’il existe une mélancolie bretonne, le débutant Pollès l’évoque magnifiquement. Et quel coup de patte dans tout un arrière-plan, que l’on peut qualifier de folklorique, en précisant qu’il s’agit là de l’âme d’un peuple et non d’un spectacle touristique !

Le jeune écrivain, qui n’a certes pas volé son prix Populiste, a trop de talent pour s’en tenir là. Mais il discipline mal cette folie de l’écriture qui le travaille comme une secrète maladie. Il va donner, tête baissée, dans tous les genres : la féerie avec Les paralytiques volent, la biographie avec L’Ange de chair, le monologue avec Prenez garde à la conscience, la confession avec Les Gueux de l’élite, journal d’un intellectuel chômeur.

Nous sommes dans les années d’avant-guerre. Le Front populaire séduit les écrivains qui ont échappé à l’Action française. Pollès devient journaliste à Vendredi, l’hebdomadaire de gauche qui veut concurrencer Candide et Gringoire. Il part en Espagne. Il en ramène un roman bouleversant sur le conflit qui en annonce un autre encore plus gigantesque : Toute guerre se fait la nuit. Le livre est imprimé en 1938, mais Gallimard bloque sa publication jusqu’en 1945 et certains croiront qu’il s’agit d’une évocation de la Résistance.

Résistant, Pollès l’est de tout son être. Mais résistant à tous les régimes et à toutes les doctrines, à tout ce qu’il appelle les « ismes ».

Antifasciste avant la guerre, il sera encore plus résolument anticommuniste à l’heure de l’épuration et du stalinisme triomphant. On le verra dans ce bouquin de huit cent quarante pages intitulé Les drapeaux habillent mal, qu’il baptise « roman infini » et qu’il publie en 1962, à compte d’auteur.

Cet énorme pavé — illisible et génial — est dédié à Jean Giono, et aussi à la mémoire de Paul Nizan, de Raymond Fernandez, de Robert Brasillach et de Drieu La Rochelle ; un communiste (mort pour la France en 1940) et trois fascistes. Pollès le dédie aussi à tous ceux qu’il nomme « les jeunes morts des contradictions et des obscurités de [sa] génération ».

Écrivain que certains critiques placent entre Proust et Céline, amateur de livres rares, hésitant entre la collection et le négoce, généreux jusqu’au geste fou d’offrir le meilleur de sa bibliothèque de quelques dizaines de milliers de volumes à la ville de Rennes pour qu’y soit créé le Musée du livre et des lettres, il laisse d’innombrables manuscrits non publiés et le souvenir du dernier représentant, en notre siècle, de ce qu’il faut bien appeler le romantisme breton, auprès duquel le romantisme français n’est qu’une banale copie d’écolier.

Jean Mabire.