Aller au contenu principal

Henry de Monfreid Pirate et précurseur

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

Même s’il fut, par quatre fois, candidat malheureux à l’Académie française, Henry de Monfreid n’est pas toujours reconnu comme un écrivain à part entière. C’est certainement qu’il reste unique en son genre, ayant sans doute mieux réussi sa vie que son œuvre.

Pourtant, il a écrit plus de soixante-dix ouvrages, que l’on pourrait qualifier de « mémoires romanesques », tant ils sont autobiographiques et parfois mensongers. Leur succès ne se dément guère depuis plus d’un demi-siècle. À une époque qui découvre le voyage littéraire, cet authentique aventurier reste un grand précurseur.

Quand il publie son premier livre, chez Grasset en 1931, Monfreid a déjà plus de cinquante ans. Même s’il a devant lui une douzaine d’années encore très brûlantes avant la longue retraite berrichonne, il semble bien que sa carrière d’aventurier se termine et que son métier d’écrivain commence. Devenu brusquement célèbre, il ne cesse pas de « vivre dangereusement », mais il commence à se fabriquer un personnage de conteur oriental, à mi-chemin du merveilleux et de la mythomanie.

Il faut commencer par le commencement : Henry de Monfreid n’est ni noble ni même Monfreid. C’est sa grand-mère, Marguerite Barrière, qui inventa la particule et le patronyme quand elle eut une liaison avec un Américain, puritain et entreprenant, dont elle eut un enfant : George Daniel, le père de l’écrivain.

Né le 14 novembre 1879, Henry s’enracine en Catalogne et Roussillon. Mais il sera vite plus marin que terrien, car son père, artiste peintre et ami de Gauguin, se veut un yachtman dessalé.

Recalé à Centrale, le jeune Henry se met en ménage avec une poissonnière des Halles. Années de bohème misérable : Monfreid est tour à tour représentant en café, joueur de flûte, laveur de voitures, chauffeur de maître, contrôleur laitier, éleveur de poulets, père de famille et plaisancier comme son père. Le cabotage au large des côtes de Normandie ne satisfait guère son désir d’évasion. Rimbaud le hante. En 1911, il s’embarque pour Djibouti, où il doit devenir employé de factorerie. Pas pour très longtemps.

D’emblée, par une sorte d’instinct irrépressible, il se sépare de la colonie européenne pour vivre avec les indigènes, concubinant avec de jeunes Africaines, mangeant leur cuisine, parlant leur langue, marchant pieds nus et se convertissant bientôt à l’Islam, circoncision comprise.

Ce « renégat », qui a peu d’amis dans l’administration locale et parmi la bonne société, achète un boutre de six tonnes et commence à naviguer et à commercer en Mer Rouge. Ainsi commence l’aventure.

Monfreid n’a jamais craint d’avouer qu’il a vécu hors la loi. Il vend du hachisch aux Égyptiens, des fusils aux Éthiopiens dissidents et parfois, des pucelles noires aux Yéménites. Il est aussi pêcheur de perles, chasseur de requins et époux d’une belle Allemande, Armgart Freudenfeld, étudiante en peinture et élève de son père. Il lui fera trois beaux enfants qu’il élèvera à la dure, à la mode locale.

La guerre de 14-18 le trouble peu. Ses multiples trafics lui valent pourtant quelques ennuis : amende, prison et même un bref séjour sous les drapeaux.

En Côte française des Somalis, les indigènes ne le connaissent que sous le nom d’Ebd el-Haï, l’esclave du vivant. Les Anglais, qui ne l’aiment pas et se demandent s’il n’est pas une sorte de Lawrence français, le nomme Sea Wolf, le Loup des mers. Il construit lui-même ses bateaux et mène son équipage d’une poigne de fer.

Avec l’âge, il est devenu encore plus sec et filiforme. Il ne boit jamais d’alcool, mais fume trois ou quatre pipes d’opium par jour. Sa peau est ridée et tannée comme celle d’un vieux Bédouin. Moustache et chevelure de neige tranchent sur ce masque de pain d’épice, toujours coiffé d’un vieux béret.

Une rencontre avec Joseph Kessel le propulse vers le journalisme. Son premier livre Les Secrets de la Mer Rouge, vient fouetter le désir d’exotisme du public. Le succès se poursuit avec Aventures de mer. Le voici lancé. Intarissable. De deux livres par an, il passe à six en 1935 et à trois en 1936 ! Entre temps, il est devenu fasciste…

Négligeant, dans les années trente, la mer pour la terre, Monfreid s’installe en Éthiopie, dans la région du Harrar, toujours à l’affût du coup qui lui permettra de faire fortune. Sa réputation de pirate lui vaut la haine du Négus Hailé Sélassié. Alors, il va devenir un partisan fanatique de Mussolini. Il se rend à Rome où il rencontre à plusieurs reprises le Duce à qui il écrira une extraordinaire lettre d’allégeance : « Je suis avec émotion la lutte gigantesque que vous soutenez contre la meute des nations gavées, vous qui représentez la nation prolétaire et laborieuse, en un mot le travail contre les féodalités désuètes de l’argent. » Sa femme s’exclame de son côté : « Je ne crois pas qu’il existe une famille française plus attachée à l’Italie fasciste que la nôtre. »

Décoré de la croix de guerre italienne pour son action de propagande auprès des musulmans du Harrar, il est accusé par les Français de Djibouti d’intelligences avec l’ennemi, car il refuse, en juin 1939, de quitter l’Éthiopie devenue italienne. En avril 1941, il est emprisonné par les Anglais et en mai 1942 déporté vers le Kenya, dans un camp de prisonniers de guerre, d’où il sera libéré, en mai 1943, pour être assigné à résidence à Mawingo.

Entre temps, il s’est découvert une vocation d’aquarelliste et un talent de chanteur. Prudent, il ne regagne la France qu’en décembre 1947 et se retire à Ingrandes.

Il meurt à quatre-vingt-quinze ans, en décembre 1974, fidèle à son personnage d’aventurier insolent. Ses tableaux de Gauguin sont des copies, ses lingots d’or ont disparu et ses livres, finalement, appartiennent plus au journalisme qu’à la littérature. Mais quel personnage !

Jean Mabire.